«Le grand retour des annulés»: peut-on revenir dans l’oeil du public après avoir été victime de la «cancel culture»?

Cinq ans après la vague de dénonciation ayant secoué le milieu culturel québécois, plusieurs figures publiques tombées en disgrâce ont refait surface. Mais peut-on vraiment revenir dans l’œil du public après avoir été « annulé », et sous quelles conditions ? C’est la question au cœur du nouveau documentaire Le grand retour des annulés, qui décortique et interroge la culture de l’annulation.
« C’est un pari risqué, mais il fallait le faire », lance l’animatrice et productrice Marie-France Bazzo, qui se prépare déjà aux critiques. « Dans le système judiciaire, il faut écouter les deux parties. C’est ce qu’on a voulu faire à l’écran. À un moment donné, si on ne s’écoute pas comme société, on refuse les ponts et on ne fait plus société. »
Dans Le grand retour des annulés — diffusé sur Télé-Québec —, elle a décidé de tendre le micro autant à des personnes annulées qu’à des victimes qui ont eu le courage de dénoncer.
Son but : comprendre comment ces retours dans l’espace public sont vécus d’un côté comme de l’autre. « Qui décide, qui pardonne ? Pourquoi certains ont droit à une deuxième chance ? Qu’est-ce que ça dit de nous comme société ? »
À l’écran, on retrouve notamment l’auteur-compositeur-interprète Bernard Adamus. En 2020, sa maison de disques, Dare to Care, l’avait largué après qu’on lui eut reproché sur les réseaux sociaux plusieurs inconduites. Depuis, Bernard Adamus se fait discret. Après une période de retrait de la vie publique, il se produit désormais dans de petites salles en région.
« On a été un peu décontenancé par la personne qu’on a rencontrée. C’est quelqu’un qui a réfléchi sincèrement, qui nomme les choses, accepte les conséquences », constate le réalisateur, Arnaud Bouquet.
Dans le documentaire, l’artiste revient sur ses comportements qui l’ont conduit à frapper ce mur qu’il a lui-même construit, dit-il. Il parle de ses inconduites sexuelles, de ses mensonges, de son « comportement toxique » à « envoyer chier tout le monde », et de ses problèmes « de consommation de toute ».
« Marcher sur des œufs »
Bernard Adamus est en fait le seul artiste « annulé » à avoir accepté de témoigner à visage découvert.
« Pensez à tous les noms qu’on a vu dans les médias, on les a tous contactés », explique Marie-France Bazzo, nommant entre autres Julien Lacroix, Yann Perreau ou encore Éric Lapointe. Tous ont refusé. Et convaincre des victimes de prendre la parole a été une tâche toute aussi ardue.
« J’ai été candide, je m’attendais à ce qu’ils aient envie de participer à cette réflexion, confie l’animatrice. Mais tout le monde marchait sur des œufs, tout le monde avait peur de souffrir à nouveau. […] Elle est partout la souffrance dans ce mouvement-là. Ça, je l’ai complètement sous-estimée. Tant du côté des victimes, des annulés, que des [militantes] qui en parlent. »
Un autre artiste a accepté de participer au projet, mais anonymement. Il critique vivement le mouvement de dénonciations. Il raconte la douleur de perdre sa réputation, de voir ses proches s’éloigner, la difficulté de trouver un travail. Jamais toutefois il ne reconnaît à l’écran les actes reprochés qui l’ont mené à se retrouver sur les listes de dénonciations et pour lesquels il a été poursuivi en justice.
« Son témoignage est important pour illustrer la peur qui existe encore [cinq ans plus tard], mais visiblement, lui, il n’a pas fini de réfléchir », note l’animatrice.
Un mouvement nécessaire
À l’autre bout du spectre, le documentaire donne la parole à une victime et des militantes qui défendent le mouvement de dénonciations et partagent leurs grandes réticences à voir ces artistes revenir sur scène.
« Accepter ces retours-là, ça veut dire qu’on accepte et qu’on endosse qu’ils nous influencent. Je trouve ça hyper aberrant », laisse tomber Kim Boisvert, qui a elle-même été victime d’agression sexuelle, son agresseur ayant été condamné. Selon elle, les artistes annulés ont « scrappé » eux-mêmes leur privilège d’évoluer dans l’œil du public.
« Les vagues de dénonciations ont permis de sortir quelques vidanges. Mais on n’a pas encore de politique zéro déchet », illustre de son côté l’humoriste et militante Coralie LaPerrière, qui coanime avec Emna Achour le balado « écoféministe » Farouches.
Selon elles, les listes de dénonciations anonymes étaient nécessaires. Elles ont été « le dernier rempart des victimes pour dénoncer leur agresseur », face à un système de justice jugé défaillant.
Des apprentissages
Avec ce documentaire, Marie-France Bazzo espère nourrir une réflexion sur le phénomène de la « cancel culture » pour permettre à chacun d’en tirer des apprentissages, d’en cerner les avantages et les dérives.
Sa propre opinion a évolué au fil du projet. L’animatrice et productrice ne cache pas avoir au départ ressenti un malaise en voyant des têtes tomber sans avoir droit à un procès. Pourtant, elle-même participé à l’annulation de Guillaume Lemay-Thivierge, à la suite de sa blague controversée sur le mot en n. Un épisode de son émission La grande messe — auquel l’ex-animateur participait — n’a jamais été diffusé par Télé-Québec après le scandale, ce que semble regretter Marie-France Bazzo. Elle a d’ailleurs tenté de donner la parole à Guillaume Lemay-Thivierge dans son documentaire, sans succès.
Aujourd’hui, elle reconnaît les avancées qu’a permis le mouvement. « On n’est vraiment plus à la même place qu’en 2020, note-t-elle. Il faut reconnaître, applaudir et mesurer les progrès qui ont été faits de part et d’autre. On est plus vigilants, certains milieux ont commencé à mettre des balises, on est aussi mieux instruits sur le consentement par exemple ».
Mais elle dénonce une forme d’hypocrisie : « Seuls les plus beaux, les plus riches, les mieux coachés ou les plus sincères des annulés s’en tirent. Si on croit à la réhabilitation, il va falloir être conséquent et se donner des balises rigoureuses. L’arbitraire à peut-être fait son temps, que ça nous plaise ou non. »




