Les derniers mois qui ont fait de Laurent Mauvignier le vainqueur du Goncourt 2025

Une romancière connue et primée me dit : « Dans un roman couronné par un grand prix, la qualité littéraire joue un rôle mineur. À combien l’évaluer ? 30 % maximum. Le reste est réseau, copinage, influence, échanges de voix entre éditeurs. C’est vrai aujourd’hui comme hier. » Je rends visite à Philippe Claudel, avec le photographe Alvaro Canovas, en Lorraine, le 16 juillet. L’auteur de « Wanted » (Stock, 2025) passe pour être un des plus taiseux du jury. Une journée entière et une seule piste – j’avais écrit « prise ». Il m’interroge : « Vous avez lu le roman de Laura Vazquez ? » Je réponds : « Pourquoi, c’est bien ? » Il me dit simplement : « Je ne sais pas, lisez-le. » Ce que j’entends, par ailleurs : Pierre Assouline et Françoise Chandernagor ont aimé le Emmanuel Carrère ; Pascal Bruckner et Didier Decoin défendent l’Adélaïde de Clermont-Tonnerre ; Christine Angot et Pierre Assouline soutiennent la Caroline Lamarche ; Philippe Claudel a un coup de cœur pour le Charif Majdalani. Certains livres, comme ceux d’Agnès Desarthe et Fatima Daas, ont déçu en dépit des attentes. Laurent Mauvignier ferait l’unanimité. Y a-t-il vraiment un cas « Emmanuel Carrère » ?
Incontestablement. L’homme fait de l’ombre à l’écrivain. Il n’est pas aimé par certains membres du jury, qui se livrent à des attaques personnelles contre lui. Emmanuel Carrère rejoint ainsi son compagnon d’infortune au Goncourt, Éric Reinhardt. Les deux hommes sont jugés prétentieux. Le tout est résumé en un mot : « odieux ». On dit qu’Éric Reinhardt a eu des mots avec certains membres du jury, dont Didier Decoin, à l’époque. Est-ce qu’« odieux » veut dire pas assez courtisans ? L’un des académiciens a glissé à un éditeur : « certains des membres du Goncourt sont jaloux du succès d’Emmanuel Carrère. » Le monde de l’édition connaît, comme tous les milieux, amitiés et inimitiés. Philippe Claudel : « On est des femmes et des hommes comme les autres et nous sommes dans le milieu de l’édition depuis longtemps. On a ajouté récemment dans le règlement qu’on ne pouvait pas voter pour un auteur, si l’on était lié à lui par un lien familial ou amoureux, mais que fait-on de l’amitié ? J’essaie de faire abstraction de mes amitiés et de mes inimitiés quand je vote pour un livre. Durant ces treize dernières années, j’ai voté pour le roman d’un auteur que je n’aime pas du tout humainement. » Son nom est facile à retrouver….
Dans la rentrée, deux choses manquent : le souffle de l’imagination et l’intérêt pour le monde d’aujourd’hui.
Philippe Claudel en août
Quand je rencontre Emmanuel Carrère, en juillet, chez lui, il se montre détaché du Goncourt : « Je ne peux rien faire donc j’attends avec sérénité ». Les ennuis commencent : Philippe Claudel aimerait une femme comme lauréate, après deux lauréats masculins : « Veiller sur elle », de Jean-Baptiste Andrea, en 2023, et « Houris », de Kamel Daoud, en 2024. L’obligation de couronner une fiction n’en est plus une, depuis la sélection de « Triste tigre » (2023), de Neige Sinno, sur les listes du Goncourt. La seule question : « est-ce qu’il y a de la littérature ? » Philippe Claudel constate à nouveau – moi, je pense qu’il déplore – une avalanche de livres sur les pères et les mères : « Il y a peu d’œuvres romanesques. Dans la rentrée, deux choses manquent : le souffle de l’imagination et l’intérêt pour le monde d’aujourd’hui. Le repli autobiographique en France ressemble à une fuite devant le réel. J’en fais le constat clinique : le monde dans lequel on vit n’intéresse pas les écrivains français. » Il ajoute : « Dans cette rentrée, il n’y a aucun titre surplombant ». Un mauvais présage pour Emmanuel Carrère qui écrase tout, fin août, avec trois couvertures de journaux appartenant tous au même groupe : L’Obs, Télérama, Le Monde. Une éditrice à propos d’un membre du jury Goncourt : « elle est très influente… euh… excusez-moi… très influençable. »
Septembre : l’heure de la liste
On attend la première liste du Goncourt. Elle est cruciale. Chacun des dix membres fait une liste de 10 livres. Une fois tous réunis au restaurant Drouant, rue Gaillon, à Paris, ils commencent par un tour général sur la rentrée littéraire. Les dix noms des membres du Goncourt sont mis dans un seau à champagne et le premier nom tiré donne ses dix livres préférés et ainsi de suite. La liste est constituée des 15 titres qui ont le plus de voix. Elle est amendable, s’ils se rendent compte qu’il y a trop de titres d’un même éditeur, une criante absence de femmes, ou un genre littéraire surreprésenté. Une bonne liste incarne, du mieux possible, le panorama de la rentrée.
Emmanuel Carrère au Festival de Nancy.
© Alexandre ISARD
Manuel Carcassonne, PDG de Stock : « La journée de la première liste est un moment important car tous les regards sont braqués sur quelques noms, un jeu somme toute cruel mais dont les conséquences sont importantes ! Car de cette sélection découle aussi le choix du Goncourt des lycéens, nous l’avons eu deux années de suite, et c’était une grande joie. » Manuel Carcassonne se souvient d’un auteur qui, ne figurant pas sur la première liste, n’a plus jamais voulu écrire de livre. La rentrée a commencé sur les chapeaux de roue et Pierre Assouline résume bien la situation : « il y a abondance de richesses. » Il existe une jurisprudence François Nourissier (1927-2011), membre du jury Goncourt et chroniqueur au Figaro Magazine, qui fait qu’un journaliste peut donner son avis librement avant la première liste. Pierre Assouline s’est exprimé sur son blog, « La République des livres », sur « La nuit au cœur », de Nathacha Appanah, « La Maison vide », de Laurent Mauvignier et « Kolkhoze », d’Emmanuel Carrère, pour les défendre. Il reste partagé sur « Les Forces » (Sous-Sol), de Laura Vazquez.
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À côté des stars de la rentrée, il a apprécié « Perpétuité » (Verticales) de Guillaume Poix. Pierre Assouline est contre l’idée de devoir, à tout prix, choisir une femme comme lauréate : « Pourquoi pas un Goncourt racisé ? » Au final, pour qui va-t-il voter ? À ce stade, aucune idée. Il rappelle : « Il ne faut pas oublier que l’on se prononce pour un livre, offert à Noël, et que, même le jour du dernier vote, on ne connaît pas le nom du lauréat, avant sa proclamation. » Dans la première liste, on devrait trouver « Le nom des rois », de Charif Majdalani (Stock), extrêmement soutenu par Philippe Claudel, et « Toutes les vies », de Rebeka Warrior (Stock). Sur le cas Emmanuel Carrère, une journaliste littéraire me souffle : « Qu’ils lui donnent et qu’on en finisse une bonne fois pour toutes. »
Comment passer du local à l’universel ?
Le cas Emmanuel Carrère divise toujours le jury. Tahar Ben Jelloun juge que c’est un grand écrivain et que le Goncourt ne peut pas passer éternellement à côté de son œuvre. L’auteur du « Miel et l’amertume » (2020) résume la manière dont tous voient la rentrée de septembre : « une bonne rentrée avec un foisonnement de livres autour de la famille. Amour, haine, rejet, hommage. La question est : comment passer du local à l’universel ? Les livres sont le reflet de la société française. Il y en a peu d’ouverts sur le monde. Je n’ai aucune idée de ce qui va sortir de la réunion pour la première liste : sur les quinze titres choisis, peut-être qu’il y aura Nathacha Appanah, Laurent Mauvignier et Emmanuel Carrère ? Dans notre jury, on ne peut pas faire plus différents les uns des autres. On a des sensibilités diverses et il n’y a pas de clan. Nous sommes des soldats bénévoles. Nous travaillons gratuitement, comme des ânes, durant des mois, pour donner une chance à un livre.
Le Goncourt est le plus grand prix dans le monde. Peu de prix génèrent autant de ventes et font l’ouverture de tous les journaux télévisés. » On est le 3 septembre, chez Drouant, et on attend la première liste : Philippe Claudel a hâte de pouvoir passer aux romans étrangers, ce qui n’est pas très sympathique pour la littérature française. Pierre Assouline dit en riant que le jury du Goncourt ressemble à un sympathique Ehpad où chacun a ses problèmes de santé. De fait, on parle chute, covid, arthrose, piscine. On connaît la première liste : « La Nuit au cœur » (Gallimard), de Nathacha Appanah ; « Kolkhoze » (P.O.L.), d’Emmanuel Carrère ; « L’Adieu au visage » (Marchialy), de David Deneufgermain ; « Où s’adosse le ciel » (Julliard) de David Diop ; « Un amour infini » (Albin Michel), de Ghislaine Dunant ; « La Collision » (Gallimard), de Paul Gasnier ; « Passagères de nuit » (Sabine Wespieser), de Yanick Lahens ; « Le Bel Obscur » (Seuil), de Caroline Lamarche ; « Tambora » (Verdier), d’Hélène Laurain ; « Le Nom des rois » (Stock), de Charif Majdalani ; « La Maison vide » (Minuit), de Laurent Mauvignier ; « Le Crépuscule des hommes » (Robert Laffont), d’Alfred de Montesquiou ; « Perpétuité » (Verticales), de Guillaume Poix ; « Tressaillir » (Stock), de Maria Pourchet ; « Un frère » (L’Olivier), de David Thomas. Les jurés du Goncourt ramèneront le nombre de finalistes de quinze à huit le mardi 7 octobre, puis de huit à quatre le 28 octobre. Parmi les favoris, Emmanuel Carrère est présent et Anne Berest, absente.
Philippe Claudel passe pour le plus grand opposant à Emmanuel Carrère. On dit que Christine Angot et Camille Laurens n’aiment pas non plus « Kolkhoze ». L’auteure de « Le Voyage dans l’Est » (2021) assure lors de ses déjeuners : « Dans ses livres, il ne parle que de lui. Il est trop narcissique ». Comme pour Gaël Faye, elle variera plusieurs fois dans ses propos et, à la fin, on ne saura plus si elle est susceptible ou non de voter pour « Kolkhoze ». Christine Angot et Camille Laurens ont soutenu « La Collision » et Philippe Claudel « Passagères de la nuit ». Pourquoi « Finistère » est-il absent ? Parce qu’ils n’ont pas été suffisamment nombreux à aimer le livre ou parce qu’ils se sont montrés solidaires de Camille Laurens, à la suite de la polémique de 2021 ? On ne peut pas savoir. Chacun a rendu des fiches mitigées, ne se mouillant ni dans un sens, ni dans l’autre. La vraie bonne surprise : « La Collision », de Paul Gasnier. Dans le choix final, Philippe Claudel ne souhaite pas voter pour un premier roman. Dans l’histoire récente du Goncourt, ils ont été marqués par les « Bienveillantes » (Gallimard, 2006) de Jonathan Littell.
Anne Bérest à Nancy.
© Alexandre ISARD
Le roman reste, à ce jour, comme un coup d’éclat sans lendemain dans l’œuvre de l’écrivain franco-américain. Les éditions Grasset ne placent aucun livre sur cette première liste si stratégique. Olivier Nora (PDG de Grasset) a vu sa chaise s’effondrer sous lui, lors du déjeuner du magazine Le Point du « Livre sur la place », à Nancy. Devant le bruit de chute, Paule Constant, membre du jury Goncourt, a eu cette phrase : « C’est la chute de la maison Grasset, littéralement. » Faisait-elle allusion à l’absence de livre Grasset sur la première sélection du Goncourt ou au fait que la maison ne survivrait pas à un éventuel départ d’Olivier Nora ? Lors du « Livre sur la place », les absences d’Antoine Gallimard (président des éditions Gallimard et du groupe Madrigall) et de Nicolas Demorand (journaliste à France Inter et auteur d’« Intérieur nuit ») ont été très commentées. Un éditeur a croisé Paule Constant avec son chien : « Je n’ai marqué aucun point auprès d’elle car je ne me souvenais plus du nom de son animal. Je l’avais pourtant appris. »
En octobre, les rapports se tendent
« Kolkhoze », d’Emmanuel Carrère, sera-t-il parmi les huit finalistes du Goncourt 2025, mardi 7 octobre ? L’avant-dernière liste tombe : « La nuit au cœur » (Gallimard), de Nathacha Appanah ; « Kolkhoze » (P.O.L.), d’Emmanuel Carrère ; « La Collision » (Gallimard), de Paul Gasnier ; « Passagères de nuit » (Sabine Wespieser), de Yanick Lahens ; « Le bel obscur » (Seuil), de Caroline Lamarche ; « Le nom des rois » (Stock), de Charif Majdalani ; « La Maison vide » (Minuit), de Laurent Mauvignier ; « Le Crépuscule des hommes » (Robert Laffont), d’Alfred de Montesquiou y brillent. Laurent Mauvignier et Nathacha Appanah ont obtenu chacun dix voix sur dix et Emmanuel Carrère aurait, lui, remporté six voix sur dix. Beaucoup pensent que Charif Majdalani peut aller jusqu’au bout et devenir l’outsider, en cas de blocage lors du vote final. Pour cette deuxième liste, les tensions se sont cristallisées autour de « La Collision », de Paul Gasnier.
Les rapports se sont tendus, encore une fois, entre Christine Angot et Françoise Chandernagor. La première défend le récit du jeune journaliste de « Quotidien » contre la seconde qui le juge convenu et politique. À Paris, chez Drouant, Christine Angot mettait ostensiblement ses deux mains sur les oreilles, lorsque Françoise Chandernagor s’exprimait, afin de ne pas entendre ses réticences contre « La Collision ». Après la séance, un membre du Goncourt se confie à son éditrice : « C’est de plus en plus clan contre clan. » Dans un échange plus courtois, Pierre Assouline avait expliqué à Paul Gasnier, à Nancy, tout ce qu’il n’aimait pas dans son récit. Il reconnaît les qualités littéraires du texte, qui trouble, mais il trouve ahurissant de disculper le criminel et d’accuser la société.
Chaque année, les membres du jury vont au bout de leurs choix : il y a ceux qui se tournent vers le genre romanesque, ceux qui placent la littérature au-dessus de tout, ceux qui se portent vers les romans populaires. Un problème de taille. Le Goncourt (mardi 4 novembre) décerne son prix, cette année, après le Fémina (lundi 3 novembre). Que se passera-t-il pour le Goncourt, si l’Académie française (jeudi 30 octobre) choisit Nathacha Appanah et si le Fémina couronne Laurent Mauvignier ? Il faudrait alors qu’Emmanuel Carrère figure sur la dernière liste du prix, mais peut-on y mettre trois auteurs du groupe Madrigall ? Au Fémina, les jurées Josyane Savigneau et Nathalie Azoulay sont vent debout contre « La nuit au cœur », de Nathacha Appanah. Elles jugent le récit opportuniste, dans le traitement du thème du féminicide. Pour le prix Renaudot, on parle de « Une drôle de peine » (Stock), de Justine Lévy.
Les prix littéraires sont un jeu de dominos. La dernière liste de l’Académie française est tombée : « Un pont sur la Seine » (Grasset), de Pauline Dreyfus ; « Passagères de nuit » (Sabine Wespieser), de Yanick Lahens ; « Le Crépuscule des hommes » (Robert Laffont), d’Alfred de Montesquiou. Dans le milieu de l’édition, on soupire : « Ils sont forts chez Gallimard ». Nathacha Appanah n’est plus sur la liste : elle se retrouve donc libre d’avoir un prix plus important que celui de l’Académie française, comme le Fémina ou le Goncourt. La librairie se porte trop mal pour que les prix littéraires s’amusent à primer deux fois le même roman. Mercredi 8 octobre. Signature de Denis Olivennes à la librairie Albin Michel pour son « Dictionnaire amoureux des Juifs de France » (Plon). François Samuelson, agent d’Emmanuel Carrère, assure : « Emmanuel n’a aucune chance au Goncourt. » Il enchaîne en défendant un de ses autres auteurs, Michel Houellebecq. Une éditrice soupire : « Tu seras le dernier. » Mardi 28 octobre, la dernière liste tombe : « La Nuit au cœur » (Gallimard), de Nathacha Appanah ; « Kolkhoze » (P.O.L.), d’Emmanuel Carrère ; « Le Bel obscur » (Seuil), de Caroline Lamarche ; « La Maison vide » (Minuit), de Laurent Mauvignier. Une double surprise : l’absence de Charif Majdalani et la présence d’Emmanuel Carrère. Le groupe Madrigall réussit à placer trois titres sur quatre. On ne peut pas se plaindre : les trois romans ont incontestablement dominé la rentrée littéraire. Philippe Claudel : « On juge les livres indépendamment de tout. Les regroupements économiques dans l’édition n’entrent heureusement pas en ligne de compte dans nos choix.
Aucune tendance forte ne se dégage parmi les quatre finalistes. Chacun a sa chance. On relit les livres, on peut revenir en arrière. Le Fémina est décerné avant nous et, personnellement, je ne souhaite pas mettre deux couronnes sur la même tête. J’avais déjà assumé cette position pour « Le Mage du Kremlin » qui venait de recevoir, à l’époque, le prix de l’Académie française. » Le choix du Goncourt dépendra, en partie, du Fémina.
Et le gagnant est…
Mardi 4 novembre, 13 h, Drouant. Laurent Mauvignier reçoit le prix Goncourt pour sa magistrale « Maison vide ». Une saga familiale sur plusieurs générations. Le romancier a été découvert par Irène Lindon, en 1999. L’éditeur Thomas Simonnet a succédé à la fille de Jérôme Lindon, à la tête des éditions de Minuit, en janvier 2022. Deux éditeurs d’une grande exigence et probité. Le jury signe un de ses plus beaux Goncourt. On pense alors à la phrase de Pierre Assouline : « Tout peut arriver, nul n’est à l’abri. »



