Asie centrale: qu’est-ce que le «C5+1», réuni pour la première fois à Washington par Donald Trump?

Le président américain reçoit, ce jeudi 6 novembre à Washington, les cinq dirigeants des pays d’Asie centrale, dans le cadre du « C5+1 ». Dix ans après sa création, cette plateforme diplomatique réaffirme les enjeux cruciaux que revêt cette région stratégique, notamment pour les États-Unis.
Le ballet diplomatique de ce jeudi est inédit. C’est la première fois que les dirigeants d’Asie centrale se retrouvent tous à Washington, à l’invitation du président américain. Ce sommet, qui réunit le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan, doit notamment se concentrer sur des questions de sécurité, les chaînes d’approvisionnement, l’énergie et les terres rares.
Pour les États-Unis, c’est une occasion de réaffirmer leur influence dans une région longtemps éclipsée par Moscou et Pékin. Pour les cinq gouvernements d’Asie centrale, c’est une chance de renforcer leur poids politique, d’obtenir des investissements et un moyen de pression dans leur délicat exercice d’équilibre entre les grandes puissances.
Ce sommet marque aussi les dix ans d’une plateforme diplomatique peu connue, et pourtant stratégique. Car depuis une décennie, la politique étrangère américaine en Asie centrale s’est articulée autour de ce format, appelé « C5+1 ».
En 2015, les États-Unis proposent un cadre collectif associant, sur un pied d’égalité, les cinq républiques centrasiatiques à la première puissance mondiale. Officiellement lancé à Samarcande sous l’égide du secrétaire d’État John Kerry, il vise à structurer un dialogue régulier, multilatéral, reconnaissant la région comme un acteur à part entière sur la scène internationale.
Ce tournant diplomatique s’inscrit alors dans une période de bouleversements profonds, marquée par le retrait progressif des forces américaines d’Afghanistan, l’annexion de la Crimée par la Russie et la montée en puissance de la Chine via la Belt and Road Initiative (BRI). « Pour ces trois raisons, les États-Unis et les pays d’Asie centrale ont estimé qu’il était dans leur intérêt de disposer d’une sorte de plateforme diplomatique où ils pourraient discuter des questions qui concernent les deux parties », résume Bimal Adhikari, chercheur en sciences politiques à université de Nazarbaiev, au magazine The Diplomat.
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Le jeu des grandes puissances
Pour les États-Unis, le C5+1 n’est pas qu’une vitrine diplomatique. C’est un outil de réengagement pour garder un pied dans la région. Alors que la présence américaine s’est réduite avec la fin de la guerre en Afghanistan, Washington cherche à renforcer la sécurité collective, notamment dans la lutte contre le terrorisme, la gestion des frontières et la prévention des trafics. Mais l’enjeu majeur est ailleurs : il s’agit surtout de sécuriser l’accès à des ressources stratégiques comme l’uranium, les terres rares, le cuivre, l’antimoine…
« L’Asie centrale se trouve au carrefour de la concurrence mondiale pour les minéraux critiques, rappelle la chercheuse Gracelin Baskaran du Center for strategic and international studies (CSIS). Les ressources abondantes de la région, sa situation géographique stratégique et son ouverture croissante aux partenariats occidentaux offrent une opportunité importante pour la diversification de l’approvisionnement. »
Cette compétition est d’autant plus vive que la Chine et la Russie ont investi massivement dans l’extraction, la transformation et la logistique des précieuses ressources minières de la région. Les États-Unis tentent de diversifier les chaînes d’approvisionnement en misant sur le développement de corridors alternatifs, comme le « Middle Corridor » qui relie la Chine à l’Europe via la mer Caspienne, contournant ainsi la Russie et l’Iran.
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Partenaires et opportunités
À l’origine, le C5+1 sert aussi de levier pour promouvoir la souveraineté régionale et l’intégrité territoriale – du moins sur le papier. John Kerry l’affirmait dès 2015 : « Chaque pays a le droit de gérer ses relations comme il l’entend, libre de toute pression extérieure ou intimidation. » Une référence à peine voilée à l’influence et aux ambitions grandissantes de Moscou et de Pékin, que Washington essaie de contrebalancer dans la région et dans le monde en général.
Pour les cinq États centrasiatiques, le C5+1 s’est de fait imposé comme un outil de diversification et de montée en puissance internationale. L’occasion de sortir du tête-à-tête imposé par la Russie ou la Chine avec de nouveaux partenaires et de multiplier les opportunités d’investissement, de coopération technologique et de modernisation économique. L’ouverture de nouveaux marchés, notamment pour les ressources minières et énergétiques, est capitale pour la croissance et la stabilité.
L’intégration régionale, encouragée par le dialogue multilatéral, apparaît aussi comme une chance de dépasser les tensions historiques qui persistent entre voisins. Les défis communs, tels que la gestion de l’eau, la sécurité transfrontalière ou le problème majeur de la désertification, exigent des réponses coordonnées. Les pays centrasiatiques ont renforcé leur coopération et ont obtenu le soutien de Washington sur ces différents sujets. Ce format collectif offre également une tribune et un porte-voix pour chaque pays, qui aspire à s’affirmer sur la scène internationale.
Obstacles et rivalités
Malgré ses ambitions, le C5+1 se heurte à des obstacles structurels. La dépendance persistante aux réseaux de transport et d’énergie hérités de l’ère soviétique reste un frein considérable. Les principaux axes ferroviaires et logistiques continuent de diriger la majorité des flux vers la Russie ou la Chine, limitant l’accès des marchés occidentaux. La vétusté des infrastructures et le manque d’investissements freinent le développement industriel et la transformation locale des ressources minières.
La rivalité entre grandes puissances se traduit aussi par la prolifération de formats concurrents. Chacune des puissances – États-Unis, Chine, Russie, Union européenne – propose sa propre version du « C5+1 », avec des agendas parfois contradictoires. Le risque est de voir la région fragmentée ou instrumentalisée, en l’absence d’une intégration régionale forte et d’une voix commune. Surtout que des tensions politiques et des différends historiques subsistent et pèsent sur l’efficacité du modèle. Le politologue ouzbèque Farkhod Tolipov estime que « le vrai défi pour l’Asie centrale est de passer du statut d’objet à celui de sujet, en construisant une cohésion régionale et une capacité de négociation collective face aux grandes puissances. »
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Aléas diplomatiques
D’autant que depuis dix ans, la plateforme a connu des hauts et des bas. Après le lancement enthousiaste en 2015, la fréquence et l’importance des réunions de haut niveau ont été irrégulières. Les rencontres se sont espacées, certains sommets s’étant tenus en marge de l’Assemblée générale de l’ONU, sans toujours aboutir à des décisions fortes. Cette tendance s’est accentuée dans les périodes de transition aux États-Unis, notamment lors de la première présidence Trump, marquée par une diplomatie plus bilatérale, et par une priorité donnée aux enjeux domestiques.
Pour autant, ce ralentissement n’a pas signifié une disparition du format, plutôt une mise en sommeil partielle, suivie d’une phase de relance ces dernières années après la parenthèse de la pandémie. La multiplication récente des enjeux autour des terres rares, de l’accès aux ressources, la rivalité accrue avec la Chine et l’invasion russe de l’Ukraine ont relancé l’intérêt américain pour la région, qui focalise toutes les attentions.
L’organisation de sommets au niveau présidentiel, en 2023 avec Joe Biden et celui de 2025 à Washington à l’invitation de Donald Trump, en sont la preuve. Tout comme la création d’un secrétariat permanent en 2022 et celle de groupes de travail sur les questions économiques, environnementales, sécuritaires. Une forme d’institutionnalisation croissante qui pourrait pérenniser la plateforme et laisse présager d’une réactivation du C5+1 comme outil de dialogue stratégique.
Nouvel élan ou symbole creux ?
À l’occasion de ce sommet, la Maison Blanche a laissé entendre qu’elle envisageait un ensemble de mesures incitatives à l’investissement pour les entreprises américaines dans les secteurs minier, logistique et énergétique. Des responsables ont également évoqué un éventuel rôle de médiateur pour Trump dans le règlement des différends frontaliers entre le Kirghizistan et le Tadjikistan. Les experts mettent toutefois en garde contre des attentes trop élevées
« La question est de savoir si les États-Unis sauront se positionner comme un partenaire crédible face à la domination chinoise et russe », résume Gracelin Baskaran, du CSIS. Difficile donc de dire si ce sommet du 6 novembre produira des résultats concrets ou s’il s’effacera dans la longue liste des expériences diplomatiques américaines en Asie centrale. Mais le simple fait de convoquer le C5+1 à Washington envoie un message : les États-Unis veulent toujours avoir leur place à la table eurasienne.
Le secrétaire d’État américain John Kerry (3e à gauche) préside la réunion des ministres des Affaires étrangères du C5+1 au département d’État, le 3 août 2016, à Washington, DC. Getty Images via AFP – MARK WILSON




