Bernard Adamus sort de l’ombre cinq ans après son annulation

Alors qu’elle préparait son documentaire intitulé Le grand retour des annulés, la productrice et animatrice Marie-France Bazzo s’est heurtée à des refus de toutes les personnalités bannies qu’elle a approchées.
Éric Salvail, Julien Lacroix, Philippe Bond, ils ont tous dit non.
Tous sauf Bernard Adamus, qui a accepté de sortir de son mutisme à visage découvert, sans doute parce qu’il se sentait en confiance avec Marie-France Bazzo.
Mais ce documentaire, qu’on peut visionner dès maintenant sur le site et l’application de Télé-Québec et qui sera diffusé chez le diffuseur public le lundi 10 novembre à 20 h, ne porte pas précisément sur l’artiste, mais sur le phénomène du retour des personnes bannies, en cours, mais très peu discuté publiquement.
«On est vraiment dus pour une discussion collective», croit Marie-France Bazzo, qui engage le dialogue avec plusieurs intervenants.
La productrice ne voulait pas de confrontations ni de règlements de comptes. «Il n’est pas question de légitimer ou de banaliser l’annulation, ce n’est pas du journalisme judiciaire non plus», précise-t-elle.
«C’est plutôt une réflexion nuancée qui arrive à un moment précis dans le parcours de l’annulation. Il y est question de réhabilitation et de pardon.»
Le témoignage le plus percutant est certainement celui de Kim Boisvert, qui avait signé un texte sur Facebook, choquée par le retour de Julien Lacroix dans la sphère publique.
La bande-annonce de «Le grand retour des annulés»
(Télé-Québec)
Pour cette victime d’agression sexuelle, applaudir cet humoriste aujourd’hui revient à appuyer ses gestes. Elle tolérerait qu’il écrive pour d’autres, mais voit mal qu’on puisse lui permettre de reprendre la scène comme si de rien n’était.
«Si je suis pour crever en silence et devoir travailler en silence, t’as perdu le privilège de guérir en public. C’est violent, mais c’est un privilège que t’avais, tu l’as scrappé toi-même», dit sans réserve cette femme qui porte les blessures de son agression.
À l’autre bout du spectre, Bernard Adamus prend l’entière responsabilité des actes qu’il a posés, sans les nommer précisément.
À aucun moment vous ne l’entendrez jeter le blâme sur les médias ni sur personne d’autre que lui. Il admet ses compulsions sexuelles, ses problèmes graves de consommation. On comprend dans son discours qu’il ne croit pas à un retour sur le devant de la scène comme avant; l’artiste se contente de se produire dans de petites salles, s’estimant encore chanceux de pouvoir le faire.
Celui qui avait été renié par sa compagnie de disques et par l’ADISQ a jeté tous ses trophées, sauf un qui reste chez sa mère. Parce qu’ils lui rappelaient une époque qu’il préfère oublier.
On le voit plus émotif lorsqu’il parle de sa fille, aujourd’hui âgée de 23 ans, qui lui en a beaucoup voulu au moment des dénonciations. La honte et les regrets se lisent sur son visage.
Un autre annulé a accepté de témoigner, mais à visage couvert. L’homme, dénoncé pour une pénétration sans consentement, n’admet pas avoir commis ce geste.
Quand il a été dénoncé, ses amis ont pris leurs distances, lui demandant par exemple de retirer un like ou un commentaire de leur publication sur les réseaux sociaux.
Vous n’entendrez aucune admission de sa part, mais beaucoup d’amertume et de sentiment d’injustice.
Il n’est pas question seulement des cas d’agressions ou d’inconduites sexuelles; le volet idéologique est aussi abordé, notamment à travers Martin Drapeau, professeur de McGill ostracisé par des étudiants et des collègues en 2021.
Au moment de tourner le documentaire, Guillaume Lemay-Thivierge n’était pas encore prêt à parler en public, déclinant à quelques reprises les invitations de Marie-France Bazzo. Il s’est repris depuis en se confiant au magazine 7 Jours, puis à Stéphan Bureau dans Une époque formidable, diffusée à Télé-Québec le mercredi 12 novembre à 20 h.
Après sa blague raciste qui a causé sa perte, Télé-Québec avait dû annuler la diffusion de son entrevue avec Christian Bégin à La grande messe, émission qui n’a jamais été diffusée.
Un «assassinat symbolique»
La psychologue et autrice Rachida Azdouz associe la culture du bannissement à un «assassinat symbolique», des mots forts pour illustrer une vindicte populaire, dans des cas où les tribunaux ne sont pas sollicités.
De leur côté, les femmes humoristes du balado éco-féministe Farouches, Emna Achour et Coralie LaPerrière, sont sans pitié pour les annulés, qu’elles nomment à voix haute quand elles parlent d’eux.
Pour elles, «les vagues de dénonciations ont servi à sortir quelques vidanges, mais on n’a pas instauré de politique zéro déchet», ironise Coralie LaPerrière.
Vous n’entendrez pas les noms des présumés agresseurs qu’elles prononcent dans le documentaire; les avocats du diffuseur étaient d’avis qu’il y avait un risque de diffamation si ces noms étaient gardés en ondes.
D’ailleurs, Eli San, autrice et militante féministe, qui intervient souvent sur TikTok, est poursuivie en diffamation. Il n’en demeure pas moins que son propos dans le documentaire est tout à fait pertinent et mérite d’être entendu.
«On est rapides à pardonner sur la base d’excuses qui se ressemblent toutes», affirme Eli San.
Il faut saluer l’initiative de Marie-France Bazzo et du réalisateur Arnaud Bouquet d’aborder cette question épineuse, qui divise et demeure explosive.
L’œuvre ne manque pas d’équité; on ne sent pas de biais pour les victimes ou pour les annulés. Elle présente les différents points de vue et nous laisse juger pour la suite.
Mais pour bien des victimes, donner la parole à deux annulés, dont un à visage couvert, constitue déjà un choix éditorial, celui de leur donner une voix malgré les actes graves commis.
Sans doute par candeur, Marie-France Bazzo s’est étonnée de recevoir autant de refus à lui accorder une entrevue de la part de personnalités annulées.
«Je ne soupçonnais pas la souffrance qu’ils pouvaient vivre. On imagine qu’elle est du côté des victimes, mais pas de leur côté. Cette souffrance, je l’ai complètement sous-estimée.»
— Marie-France Bazzo
Le documentaire s’accompagne d’un balado filmé, auquel participent Biz, Marie-Eve Tremblay et la juriste Sophie Gagnon, qui discutent notamment du pardon.
Doit-on forcément laisser les annulés reprendre leur carrière? Ou passe-t-on l’éponge un peu trop rapidement?
Si le documentaire peut susciter les discussions autour de ces questions, c’est qu’il aura réussi sa mission.
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