La chronique de Konrad Yakabuski | Condamner les diffuseurs privés à une mort certaine

Au lendemain du dépôt du budget fédéral, la semaine dernière, le ministre de l’Identité et de la Culture canadiennes, Steven Guilbeault, s’est vanté d’épargner le secteur culturel des compressions financières que le gouvernement de Mark Carney inflige à la plupart des agences et départements fédéraux en vue de réduire leurs dépenses opérationnelles de 15 % d’ici trois ans. Non seulement le gouvernement exempte CBC/Radio-Canada, Téléfilm Canada et le Fonds des médias du Canada de son « examen exhaustif des dépenses », mais il accorde à cette trinité d’institutions culturelles fédérales plus de 400 millions de dollars sur trois ans en financement additionnel. La part du lion va à CBC/Radio-Canada, dont le financement public gonfle de 150 millions de dollars cette année.
« En ces temps incertains, nous devons protéger notre souveraineté culturelle et aider les talents canadiens à s’épanouir chez nous et partout dans le monde, a affirmé M. Guilbeault. Le budget de 2025 répond à l’appel du moment en positionnant l’économie créative du Canada sur la voie de la croissance, de la compétitivité et de la stabilité. »
L’annonce jeudi par le Groupe TVA de l’abolition de 87 postes supplémentaires constitue un dur rappel à la réalité. Plutôt que de mettre le secteur culturel sur la voie de la croissance, de la compétitivité et de la stabilité, le budget fédéral risque de fragiliser davantage la télévision privée au Canada et de créer un monopole en matière d’information. CBC/Radio-Canada emploie déjà un journaliste sur trois au pays. Selon l’Institut Macdonald-Laurier, cette proportion augmentera à 37 % grâce aux 150 millions de plus que le budget accorde au diffuseur public.
Au Québec, le déséquilibre en information entre les diffuseurs privés et publics est encore plus frappant alors que l’effectif total de TVA a été réduit de moitié en deux ans. Ce sont près de 800 emplois que le diffuseur privé, détenu à hauteur de 68,4 % par Québecor, a abolis depuis 2023. Quant à Noovo, propriété de Bell, son empreinte en matière d’information est presque symbolique, malgré les dignes efforts des journalistes qui y travaillent.
La décision de TVA d’annuler son débat de chefs lors de la dernière campagne électorale fédérale aurait dû sonner l’alarme à Ottawa. Le diffuseur avait annulé l’émission Face-à-face après que M. Carney eut refusé d’y participer. Le chef libéral avait été froissé par les frais de 75 000 $ exigés de chaque parti par TVA pour compenser la perte des revenus publicitaires. Il aurait dû voir cette demande comme un signe probant de la gravité de la situation financière à TVA. Certes, personne à Ottawa ne doit pleurer sur le sort de Québecor, qui empoche toujours des profits importants grâce aux activités de ses autres filiales, dont Vidéotron. Il n’en demeure pas moins que les compressions chez TVA vont inévitablement nuire à la quantité et à la qualité des informations auxquelles auront accès les Québécois.
« L’aveuglement du gouvernement fédéral à l’égard de cette problématique socio-économique est d’autant plus troublant que pas moins de trois ministres, à la tête de trois ministères importants, représentent des circonscriptions du Québec », a affirmé cette semaine le président et chef de la direction de Québecor, Pierre Karl Péladeau, en référence à M. Guilbeault et à ses collègues François-Philippe Champagne et Mélanie Joly, respectivement ministres des Finances et de l’Industrie. « Pendant combien de temps encore la Société CBC/Radio-Canada bénéficiera-t-elle de soutiens financiers démesurés et constamment bonifiés du gouvernement fédéral, et ce, sans conditions, tout en menant une concurrence directe aux diffuseurs privés ? »
Or, voilà que dans le budget fédéral, le gouvernement Carney annonce qu’il « explore aussi actuellement, en collaboration avec CBC/Radio-Canada, la possibilité que le Canada participe à l’Eurovision ». Il va de soi que l’idée de faire entrer le Canada dans le concours de chanson le plus kitsch de la planète peut sembler être un coup de génie dans l’esprit de l’europhile qu’est M. Carney. Le premier ministre veut rapprocher le Canada de l’Europe. Quoi de mieux pour rehausser l’image du Canada sur le Vieux Continent ?
Mais est-ce vraiment la vocation de CBC/Radio-Canada de divertir (ou de distraire) à ce point les Canadiens ? Interpellé par le député du Bloc québécois Martin Champoux — qui s’interrogeait sur l’augmentation du financement de CBC/Radio-Canada dans le budget alors que le gouvernement tarde toujours à revoir le mandat, vieux de 30 ans, du diffuseur public —, M. Guilbeault a réitéré la promesse libérale d’accroître graduellement le financement de la société d’État pour atteindre la moyenne par habitant des pays du G7. La réalisation de cette promesse ramènerait le financement public de Radio-Canada à 2,6 milliards de dollars par année, comparativement à un peu plus de 1,5 milliard cette année.
Une telle augmentation serait peut-être justifiée si elle permettait au diffuseur public de se retirer entièrement de l’espace publicitaire, comme le réclament depuis des années Québecor, Rogers et Bell. Mais pas si Radio-Canada continue de concurrencer les diffuseurs privés avec un contenu visiblement commercial, grugeant encore dans la part du gâteau publicitaire qui n’est pas déjà accaparée par les plateformes numériques étrangères. Ce serait condamner TVA et Noovo, déjà chancelants, à une mort certaine.




