Mille patients orphelins: «Je suis arrivée au bout de mes forces»

La Dre Barbara Pérez, qui pratique depuis 13 ans à Gatineau et avait raconté au Droit à la fin octobre qu’elle ainsi que ses collègues se sentaient dans «un Titanic» à la suite de l’adoption par bâillon de cette loi par Québec, a tranché et décidé de mettre un terme à sa pratique à la Clinique médicale de Touraine cet hiver.
Ses patients ont tous été avisés durant la fin de semaine, alors qu’elle a aussi acheminé une missive au premier ministre François Legault, débutant celle-ci en disant ressentir «une profonde tristesse et un sentiment d’épuisement [qu’elle ne peut] plus ignorer».
Elle affirme dans cette lettre avoir entrepris en 2004 ses études à l’Université d’Ottawa, à l’époque où il n’existait pas encore de faculté de médecine en Outaouais, spécifiant avoir traversé la rivière au quotidien parce qu’elle ne voulait pas délaisser la ville où elle était profondément enracinée, et ce, malgré des frais de scolarité passablement plus élevés.
«Lorsque j’ai terminé mes études, je suis revenue immédiatement servir les gens de l’Outaouais. Malgré une dette étudiante considérable, j’ai fait le choix de revenir soigner mes patients, ceux dont je connaissais les réalités, les vulnérabilités, les histoires. Pendant toutes ces années, j’ai bâti avec eux des liens humains profonds. Ils ont été au cœur de mon engagement et de ma vocation.»
— Dre Barbara Pérez
Or, face à un contexte de pratique difficile, particulièrement en Outaouais, la loi 2 a été «la goutte de trop» qui s’est ajoutée à «la pression constante, l’augmentation des attentes, la diminution des ressources».
«Je suis arrivée au bout de mes forces. Depuis des années, je m’adapte, je modifie ma pratique, je cherche des solutions pour augmenter ma capacité afin de répondre aux besoins croissants. J’ai engagé une infirmière que j’ai financée de ma propre poche pour rendre les suivis plus fluides. Grâce à ces efforts, j’ai doublé le nombre de patients vus chaque jour — sans demander de compensation, simplement pour aider, raconte la Dre Pérez. C’était ma contribution au système, à ma région, à mes concitoyens. Malgré cela, j’ai l’impression que ces efforts ne sont ni vus ni reconnus par le gouvernement.»
Barbara Pérez est au nombre des médecins qui ont organisé une manifestation devant l’Hôpital de Gatineau le 2 novembre dernier pour protester contre la loi 2.
Pour protéger sa santé mentale et tracer ses limites, elle a décidé de quitter au milieu de l’hiver qui vient.
«C’est une décision déchirante. Je vous écris non pas dans la colère, mais dans la douleur. Une douleur qui, je le crains, est partagée par de nombreux collègues en Outaouais. Je vous demande de réfléchir aux conséquences humaines et collectives de décisions qui, pour beaucoup d’entre nous, rendent l’exercice de la médecine familiale intenable», poursuit-elle.
Un point de rupture
Dans un échange avec Le Droit, la principale intéressée soutient que le webinaire récemment organisé par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) pour répondre à certaines interrogations sur la loi 2 a été le point de rupture pour elle. Les affirmations selon lesquelles un médecin «à temps plein» devait avoir «au moins» 3000 patients à sa charge l’ont piquée au vif, dit-elle.
«Je travaille quatre jours par semaine à la clinique, et la cinquième journée est consacrée à des tâches essentielles: travail administratif, suivi des dossiers, supervision académique, enseignement aux étudiants en médecine, et responsabilités de direction à la faculté de médecine. Je me suis toujours considérée — et comportée — comme une médecin à temps plein, engagée, disponible et investie à 100 %, s’exclame la Dre Pérez. Entendre que, selon ces nouveaux barèmes, je serais désormais classée comme médecin “à temps partiel” et rémunérée comme telle, soit environ le tiers de ce que je fais actuellement, a été profondément dévalorisant.»
Les récents ajustements proposés par le ministre Christian Dubé – par exemple, il a annoncé jeudi qu’on renonçait à appliquer les mesures de surveillance des médecins – ne changent rien au fond du problème, à son avis, ajoutant que la législation demeure «coercitive» et «incompatible» avec la pratique médicale qu’elle privilégie.
«Je ressens en ce moment un profond désengagement. Je choisirai de travailler dans un environnement où mon travail sera apprécié à sa juste valeur et où je pourrai exercer ma profession avec respect et intégrité. Si c’est dans un autre domaine, ou dans une autre province, ainsi soit-il», affirme-t-elle, ne cachant pas qu’elle souhaiterait une plus large mobilisation citoyenne et non pas seulement des professionnels du réseau pour «sauver le système».
«Mettre son masque d’oxygène»
Si certains médecins de l’Outaouais ont choisi d’aller pratiquer en Ontario, rien n’est encore coulé dans le béton pour la Dre Pérez, qui a en premier lieu choisi de prendre une pause pour faire le vide, se sentant épuisée.
«Depuis des années, je me sens porter le système à bout de bras et ramer dans une tempête, dans un petit canot en plein contre-courant. Je dois maintenant prendre soin de ma santé mentale et physique, de ma famille, de mes enfants, et de ceux que j’aime. Je choisis donc de me mettre, moi et ma famille, au premier plan pour retrouver un peu d’énergie et de clarté.»
— Dre Barbara Pérez
Lorsqu’elle se sentira mieux, la médecin de famille indique qu’elle évaluera toutes les options, y compris de continuer à pratiquer au Québec dans un modèle différent ou encore, par exemple, de retourner travailler en Ontario, où elle a été formée «et envers qui [elle se] sent d’ailleurs toujours un peu redevable».
«Aujourd’hui, je vais faire ce que j’ai toujours recommandé à mes patients. Mettre mon masque à oxygène en premier», image-t-elle.
Une patiente inquiète
Elsa Dussault, qui habite Duhamel, fait partie des centaines de patients qui deviendront sous peu orphelins avec le départ de la Dre Pérez. Samedi, elle a acheminé une lettre au député de Papineau et ministre responsable de l’Outaouais, Mathieu Lacombe, disant ressentir «de grandes préoccupations, voire une grande détresse».
Elle a pris la plume sur les médias sociaux, en plus de nous acheminer sa lettre dans laquelle elle dit que le gouvernement doit prendre les moyens «afin de répondre à cette crise majeure en matière de santé».
«Mon médecin, dans sa lettre, nous invite à nous inscrire le plus rapidement au Guichet/GAMF, mais il est impossible de le faire avant son dernier jour de travail le 17 février. D’ici là, impossible de prendre rendez-vous. De plus, en perdant accès à mon médecin, je perds accès aussi au GMF. Cette situation m’inquiète profondément, les nombreuses démissions de médecins en Outaouais rendront l’accès à des soins de santé quasi impossible.»
— Elsa Dussault
Sollicitant l’aide de M. Lacombe, elle affirme que la situation nuit à sa tranquillité d’esprit et à son bien-être, précisant que de nombreux patients en milieu rural dans la Petite-Nation seront aussi touchés.
«Il faudra rapidement mettre en place des solutions pour rendre l’accès à un médecin plus rapidement et faciliter l’accès au GAMF qui sera submergé. Je vous demande de prendre en compte l’impact de cette loi/crise sur les citoyens et d’envisager des actions à court et moyen terme, dit-elle. Il est essentiel que chacun puisse bénéficier d’un suivi médical adéquat dans des délais raisonnables.»
Selon les plus récents chiffres fournis par l’Association des médecins omnipraticiens de l’Ouest du Québec, 25 départs de médecins de famille sont confirmés dans la région, sans compter 22 pour lesquels des démarches sont très avancées. D’autres sont en réflexion et font des recherches, nous indique-t-on.
«C’est une catastrophe pour l’Outaouais. Ça va prendre des décennies avant qu’on puisse s’en remettre, comme avec les départs prématurés à la retraite dans les années 90, lance le président, Dr Guillaume Charbonneau. Nous allons parler pendant des années de cette réforme bâclée, qui nous aura fait perdre le peu que nous avons en Outaouais et va affecter notre accès et même notre sécurité comme patients.»


