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« C’est définitif, je ne reste pas ici »

(Québec, Montréal) Une médecin de famille de 40 ans, qui pratique à la fois sur la Côte-Nord et dans la région de Québec, pliera bagage au printemps pour donner des soins au Nouveau-Brunswick. Sa décision est sans appel. Elle ne sera pas la seule : au moins une centaine de médecins préparent leur exode vers une province voisine.


Publié à 5 h 00

« Moi, avec la loi 2, c’est définitif, je ne reste pas ici », déplore au bout du fil l’omnipraticienne.

Elle a demandé à ne pas être identifiée en raison de sanctions sévères prévues dans la nouvelle loi du gouvernement Legault, qui vient lier une partie de la rémunération des médecins à des indicateurs de performance. Le texte législatif prévoit des pénalités financières et des sanctions administratives pour les médecins qui se désengageront du régime public en guise de représailles.

La colère gronde chez les médecins québécois depuis l’adoption sous bâillon de la loi 2, et ils sont de plus en plus nombreux à préparer leur exode vers une province voisine. Depuis le 1er octobre, 64 médecins ont demandé un permis de pratique en Ontario et 40 au Nouveau-Brunswick.

« Comme on n’a plus le droit de ne rien faire, de ne rien dire ou de protester, la seule affaire que je vais faire, c’est, individuellement, je vais faire le choix de voter avec mes pieds et je vais quitter une province que par ailleurs j’adore, où toute ma famille [vit], où j’ai fait ma formation et où j’ai grandi. Et je ne le fais pas par plaisir », assure la mère de deux jeunes enfants.

Son conjoint restera d’ailleurs avec la famille au Québec pour commencer.

Je vais aller travailler à six heures de chez nous, en [faisant des allers-retours] et en laissant mes deux enfants en bas de 10 ans ici pour, probablement, les prochains deux ans. Le temps qu’on décide si on déménage tout le monde. Est-ce que vous pensez que c’est le premier choix de qui que ce soit ?

Une médecin de famille qui quittera le Québec

Une décision nécessaire pour « passer à travers cette crise-là en préservant notre famille et notre santé mentale », explique celle qui pratique au Québec depuis 2013.

La médecin a amorcé ses démarches pour déménager au Nouveau-Brunswick en mai lorsque le ministre de la Santé, Christian Dubé, a présenté son projet de loi 106. Or, le spectre d’une loi spéciale a accéléré le processus au cours de la dernière semaine. Les urgences d’un hôpital de la province des Maritimes l’ont relancée devant les remous que provoquait la réforme du gouvernement Legault.

Qu’est-ce qui a motivé sa décision ? « Les cibles de performance, les contraintes, les menaces de sanctions, les conditions qui sont vouées à se détériorer. » Elle doit commencer sa pratique dans le secteur d’Edmundston ou de Bathurst en mars 2026.

Selon la médecin, les cibles du gouvernement sont inatteignables dans l’état actuel du réseau. Or, elle reconnaît qu’elle contribuera à la pénurie de médecins avec son départ. « C’est sûr que j’y ai réfléchi […], mais tous les ordres professionnels de médecins se sont prononcés sur le fait que [cette loi], c’était une mauvaise idée. […] Puis nous, on va être forcés de pratiquer cette médecine-là ? Moi, je dis non », dit-elle.

L’exode débute

Le Collège des médecins et chirurgiens du Nouveau-Brunswick dit recevoir chaque jour de nouvelles demandes de permis de pratique en provenance du Québec. Les demandes enregistrées en octobre sont 10 fois plus nombreuses que celles des mois précédents. « En août et en septembre de cette année, nous avons reçu respectivement trois et quatre demandes », dit sa porte-parole Aleisha LaMorre.

« Le Nouveau-Brunswick offre des occasions de pratique et des modes de vie très attrayants pour les médecins québécois qui souhaitent s’établir ailleurs, et nous accueillons leurs demandes de permis avec plaisir », poursuit-elle.

Le Collège des médecins et chirurgiens de l’Ontario, lui, a reçu 64 demandes, dont 60 depuis le 23 octobre. Du 1er juin au 22 octobre, 19 permis ont été accordés, selon l’ordre professionnel.

Il y a une hémorragie qui se prépare.

Stéphane Gosselin, porte-parole de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ)

Selon la FMOQ, 25 médecins de famille ont signifié « dans les dernières heures » lundi qu’ils quitteraient le réseau public. L’information provient des associations régionales. La fédération ignore cependant si ces médecins partiront à la retraite ou iront pratiquer ailleurs.

Détresse sans précédent

Depuis vendredi, le moral des troupes est au plus bas dans le réseau, selon nos informations.

Le Programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ) se dit « submergé » d’appels depuis l’adoption de la loi 2 samedi. « Depuis les derniers jours, le volume [de demandes] a doublé par rapport au volume usuel », indique sa codirectrice médicale, la Dre Sandra Roman.

Du jamais-vu en 35 ans d’existence du PAMQ, selon elle.

Ce qu’on observe, c’est vraiment une détresse qu’on n’a jamais observée, nous, ici.

La Dre Sandra Roman, codirectrice médicale du Programme d’aide aux médecins du Québec

Les médecins qui contactent la ligne d’aide sont « extrêmement anxieux », selon elle. « Ils me témoignent de l’espèce de perte de sens qu’ils ressentent, de la perte de repères, et ils sont très blessés par ce qu’ils perçoivent comme un profond manque de reconnaissance par rapport à leur engagement, à tout ce qu’ils font au quotidien pour leurs patients », explique la Dre Roman.

Les médecins ne décolèrent pas depuis vendredi. La Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) a confirmé qu’elle s’adressera mercredi aux tribunaux pour faire invalider les articles de la loi qui violeraient les libertés individuelles, selon elle. « On va demander que certains éléments soient suspendus immédiatement », a expliqué son président, le Dr Vincent Oliva, en conférence de presse à Québec.

Le Dr Oliva était accompagné de plusieurs médecins spécialistes qui portaient du ruban adhésif noir sur la bouche en référence au recours au bâillon par le gouvernement Legault.

PHOTO KAROLINE BOUCHER, LA PRESSE CANADIENNE

Le Dr Vincent Oliva, président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec

Le ministre de la Santé a brièvement réagi en affirmant qu’il comprend la réaction des médecins, que sa loi impose de « gros changements » et que c’est « leur droit de faire la procédure qu’ils enclenchent ». « Mais de mon côté […], je vais continuer de protéger les patients », a-t-il dit.

Front commun

La Presse a révélé mardi en soirée que les médecins manifesteront contre la loi 2 au Centre Bell, le 9 novembre ⁠1. Et fait plutôt rare : les deux fédérations médicales (omnipraticiens et spécialistes) feront front commun.

« Ce rassemblement se veut un moment fort d’unité, de dignité et de mobilisation », a écrit le président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ), le Dr Marc-André Amyot, dans une communication aux membres, mardi.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le Dr Marc-André Amyot, président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec

De son côté, Santé Québec a lancé un appel au calme. Sa PDG, Geneviève Biron, demande aux employés, y compris les médecins, de « maintenir un climat serein » pour préserver la « stabilité » du réseau de la santé et des services sociaux.

Dans sa missive envoyée aux quelque 330 000 travailleurs du réseau, Santé Québec admet par ailleurs qu’elle analyse toujours la portée de la loi 2 afin « d’en dégager les grandes lignes concrètes pour [son] organisation ».

Selon des sources consultées par La Presse, plusieurs PDG d’établissement de santé ont d’ailleurs exprimé à Santé Québec un malaise vis-à-vis de la loi 2, notamment en ce qui a trait aux sanctions imposées aux médecins en cas d’actions concertées. Mme Biron a réitéré aux PDG à « plusieurs reprises l’importance d’être bienveillant et de montrer de l’empathie envers le corps médical », indiquent ces sources.


1. Lisez le texte « Un “grand rassemblement” de médecins au Centre Bell »

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