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Se faire passer un pipeline et un sapin en matière de cibles climatiques

Elle était donc là, la ligne rouge que Steven Guilbeault ne pouvait se résoudre à franchir. Dans un pipeline passé en douce avec huit des neuf assouplissements aux règles environnementales que réclamait à cor et à cri l’Alberta — huit ! —, dont l’indéfendable abandon du plafond d’émissions du secteur pétrolier et gazier.

En toute équité, l’écologiste devenu ministre n’aura pas fait qu’avaler des couleuvres durant toutes ces années où il se sera démené corps et âme à Ottawa pour mettre le Canada à l’heure des bouleversements climatiques et de la résistance culturelle. Steven Guilbeault aura incarné une forme rare de pragmatisme, tantôt contrarié, tantôt fécond, qui aura souvent fait sortir ses adversaires de leurs gonds et déçu jusqu’à ses plus proches alliés.

Sa démission posée et élégante (il renonce au cabinet, mais pas à sa charge de député libéral) fait déjà mal au gouvernement minoritaire de Mark Carney. Tous les signaux d’un abandon de la lutte contre les dérèglements du climat étaient là. Il ne manquait qu’une voix forte pour s’élever au-dessus de la foule et dire haut et fort ce que tous avaient vu de leurs yeux vu : le roi est nu !

Il ne fait plus de doute désormais que la guerre économique que mène le voisin climatonégationniste et la nécessité de réussir ce « fédéralisme coopératif » dont Mark Carney vante les vertus sur toutes les tribunes agissent comme un trou noir politique. Rien de ce qui gravite autour, que ce soit l’autonomie des provinces, la souveraineté culturelle ou la lutte contre les changements climatiques, ne fait le poids : nié, aspiré, avalé.

La ministre fédérale de l’Environnement, Julie Dabrusin, continue de répéter que le Canada reste engagé envers l’Accord de Paris et l’objectif de carboneutralité d’ici 2050 (pour 2030, c’est moins certain). Mais accompagner chaque recul d’une nouvelle profession de foi, c’est reculer tout de même. Les bottines ne suivent plus les babines à Ottawa, et c’est une trahison impardonnable.

Ce n’est pas le cas à Québec, où on a le mérite de faire ce qu’on dit, même si ce qu’on dit tient parfois sur du vent. Le gouvernement Legault partage la lecture de son homologue à Ottawa. Son ministre de l’Environnement résume bien le dilemme cornélien qu’il a voulu faire sien dans les circonstances : « Je dois protéger le climat et protéger les emplois. » Si seulement M. Drainville s’y attelait sans en profiter pour essayer de nous passer un sapin.

Et quel sapin ! En commission parlementaire sur la cible québécoise de réduction des gaz à effet de serre (GES), Bernard Drainville a sorti un chiffre discrédité depuis par tous les experts interrogés. Se basant sur une modélisation théorique de son ministère, M. Drainville affirme qu’il en coûterait 38 milliards de dollars aux Québécois (particuliers, État et Hydro-Québec dans le même panier) pour atteindre la cible climatique de 2030, soit une réduction de 37,5 %. C’est énorme, bien sûr, ce qui lui fait se demander si cette cible ne devrait pas être revue à la baisse.

Le hic, c’est que ce scénario est basé sur un désengagement complet. Il s’appuie sur une fiction, un Québec où, depuis 2021, tous les efforts de réduction auraient été abandonnés. Un monde au surplus privé du marché du carbone avec la Californie et avec un Fonds d’électrification et de changements climatiques à zéro. Le Comité consultatif sur les changements climatiques (CCCC), dont le mandat est précisément de conseiller le ministre, est formel. Ce chiffre ne colle pas à la réalité. Dans son plus récent avis, il l’évalue plutôt à 9 milliards, soit 1,4 % du PIB.

Dans cet avis, le CCCC présente la cible de 37,5 % comme un minimum à maintenir tout en précisant que la cible de réduction qui cadrerait le mieux avec l’urgence d’agir pour protéger le climat devrait plutôt être de 45 %. L’émissaire climatique du Québec, Jean Lemire, pense de la même manière.

M. Lemire comme le CCCC rappellent par ailleurs qu’il faudra payer, qu’on le veuille ou pas. On a le choix entre le faire maintenant, alors que la transition peut encore se planifier, ou le faire plus tard, tout en sachant fort bien que ce qu’on sauve aujourd’hui ne fera que nourrir l’explosion des coûts de demain, quand les crises climatiques se multiplieront et que nous aurons raté l’occasion d’adapter notre monde tandis que c’était encore soutenable.

Au-delà des enjeux climatiques, il y a bel et bien un enjeu de survie économique pour le Québec comme pour le Canada à se décarboner, rappelait récemment le directeur scientifique de l’Institut de l’énergie Trottier, Normand Mousseau.

Il serait temps que les gouvernements Carney et Legault cessent de voir l’action climatique à travers la seule lunette trumpienne, soit comme un exercice de conformité gênant et coûteux. Ils devraient essayer les lunettes de pays comme la Chine, l’Inde, la France, l’Islande, la Norvège ou le Brésil, qui ont bien compris que l’action climatique pouvait aussi devenir une redoutable stratégie de compétitivité économique. Peut-être même la seule qui soit encore viable dans un monde promis à des crises aussi existentielles que le nôtre.

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