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Janette Bertrand et Armand Vaillancourt : le Conseil des Trésors nationaux

Le premier, 96 ans, jure en riant (et en sacrant) qu’il n’a « jamais été fatigué » de sa vie, et que sinon ça reviendrait à « commencer à creuser [sa] tombe ». La seconde, 100 ans pétillants, prétend pour sa part qu’elle n’est pour ainsi dire pas capable de se bercer : le repos l’épuise.

Suivant l’expression qu’on applique aux aînés épargnés par certains ravages du temps, le peintre-sculpteur Armand Vaillancourt et l’animatrice-écrivaine Janette Bertrand ont « toute leur tête ». Mais affirmer cela ne dit pas à quel point ces deux monuments culturels québécois sont extraordinairement… vivants ; à quel point ils ont la parole alerte — précise et directe chez celle qu’on appelle simplement Janette, plus sinueuse et confondante chez l’éternel iconoclaste qu’est Vaillancourt — ; à quel point ils sont portés par une énergie apparemment inépuisable.

Si ces deux-là sont au crépuscule de leur vie, c’en est un de grande lumière.

Le matin de son entrevue avec L’actualité, Armand Vaillancourt avait eu le temps de faire remettre d’équerre par un grutier une des immenses sculptures qui meublent sa cour au pied du mont Royal, puis de « vider [son] char plein de sculptures en styromousse », qui serviront de moules pour couler de la fonte. Il était aussi allé chercher à côté un grand café à partager.

Janette Bertrand avait quant à elle un horaire de grande dame de 100 ans à qui tout le Québec médiatique veut parler : des entrevues en série durant l’après-midi, en compagnie d’une attachée de presse qui donne discrètement le décompte des cinq dernières minutes.

Les deux font partie du paysage médiatico-culturel québécois depuis environ la nuit des temps modernes, mais l’année 2025 aura remis en lumière l’importance de leur contribution respective — et, à travers eux, celle de nombreux aînés partout au Québec.

Janette Bertrand a lancé deux livres en un an : le premier composé de réflexions sur la vieillesse, le second inspiré des 2 400 autobiographies d’aînés qu’elle a reçues après avoir encouragé ceux-ci à écrire le récit de leur vie durant la pandémie. Le sort des personnes âgées québécoises est son grand combat des dernières années.

Extrait de Cent ans d’histoire : Vous m’avez raconté le Québec

Elle animera aussi en décembre sur Télé-Québec une émission présentée comme un échange entre la centenaire et des jeunes, à l’autre extrémité de la vie. Janette, couverte d’éloges depuis un an, n’en revient pas de cette vague d’amour. « J’ai toujours été beaucoup critiquée — et là tout le monde se réveille ! », dit-elle avec une touche d’ironie, son éternelle broche-fleur accrochée en haut du cœur.

Entre ses innombrables projets de création et son engagement de toujours avec les jeunes, Armand Vaillancourt a pour sa part puisé cette année dans sa réserve d’indignation pour défendre le sort d’une de ses œuvres les plus célèbres, la Fontaine Vaillancourt (Québec libre !), érigée à San Francisco et menacée de démolition. « C’est une sculpture qui tient debout depuis 1971 et à laquelle tiennent des milliers de personnes. Tabarnak, je ne vais pas laisser faire ça. »

L’artiste s’est déplacé à San Francisco au printemps pour tenter de convaincre des responsables municipaux de ne pas aller de l’avant. À la fin de l’été, il a envoyé une mise en demeure à la Ville. Le New York Times a consacré un long reportage à ce dossier et au singulier combat d’un artiste de 96 ans qui refuse d’abandonner son œuvre (le Service des parcs et loisirs de la Ville a approuvé au début novembre un plan de démantèlement et d’entreposage de la sculpture).

Depuis Montréal, évoquer le sort de la Fontaine fait naître dans sa voix une rugosité qui tranche avec la douceur de la lumière d’automne prise dans ses longs cheveux et sa barbe blanche. Mais ainsi d’Armand Vaillancourt : il est entier. Comme Janette Bertrand.

Les deux ne sauraient être plus différents, ce qui se mesure jusque dans leur environnement immédiat. Janette nous accueille au 30e étage de la tour où elle habite depuis 40 ans, qui offre une extraordinaire vue en plongée sur le centre-ville de Montréal. Dans le salon réservé pour l’entrevue, elle est, comme toujours, impeccablement mise, avec du soin dans chaque détail — le reflet d’une vie entière de femme dans l’œil du public.

Le registre d’Armand Vaillancourt est tout autre. Sur la veste ouverte qu’il porte ce jour-là, un autocollant de Paul McCartney, qu’il a omis de retirer, rappelle qu’il a visité récemment une exposition de photos du musicien. Son atelier est l’antithèse d’un décor léché : chaque pièce est à la fois un bout de musée, un centre d’archives et un espace-entrepôt. Dans ce souk labyrinthique et captivant, il y a des œuvres et des documents partout, du plancher au plafond, dans des boîtes et des tiroirs, sur des tables et des étagères.

Mais au-delà de ces apparences, Janette Bertrand et Armand Vaillancourt partagent un côté rebelle jamais démenti. En abordant de front plusieurs tabous dans ses émissions, Janette Bertrand a beaucoup dérangé (et fait évoluer) le Québec. Chez Vaillancourt, tout — l’art, les prises de parole, l’engagement social auprès des exclus de la société — est une forme de revendication. Chacun son style et sa manière, mais dans la même direction.

Dans un Québec qui vieillit (on comptait l’an dernier quelque 2 600 centenaires), les deux font partie d’une génération émergente, composée de nonagénaires et de centenaires qui font mentir la chanson de Jacques Brel voulant que « les vieux ne rêvent plus / leurs livres s’ensommeillent / leurs pianos sont fermés »…

À 102 ans, Françoise Sullivan peint toujours. Gilles Vigneault, 97 ans, vient de faire paraître un livre-disque. La documentariste, chanteuse et militante abénakise Alanis Obomsawin reste bien active à 93 ans. Le sociologue Guy Rocher, mort plus tôt cette année à l’âge de 101 ans, n’a jamais cessé de contribuer au débat public jusque dans ses derniers jours.

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La liste n’est pas exhaustive, mais forme déjà ce qu’on pourrait appeler un Conseil des Trésors nationaux du Québec, composé d’aînés qui prolongent leur engagement public dans la société.

« Il y a des choses difficiles qui viennent avec le fait de vieillir, raconte Janette Bertrand. Je suis complètement dépendante de mon amoureux : je n’ai plus de sensations dans les mains, je ne peux plus mettre mes boucles d’oreilles ou lacer mes souliers. Je dis à longueur de journée : “Je ne suis pas capable…” Mais je suis encore capable de brasser le monde ! »

Armand Vaillancourt a lui aussi quelques limitations physiques — un doigt qui ne bouge plus, un rythme plus lent quand il monte les escaliers. Encore qu’au terme d’un après-midi en sa compagnie, à l’écouter sauter d’un chapitre à l’autre de sa vie tumultueuse, à le voir fouiller dans le bazar de sa maison-atelier pour trouver des plans de sculptures, la vieillesse paraît relative. « Je ne me sens pas vieux du tout, et c’est emmerdant pour les autres », dit-il pour signifier qu’à défaut d’être fatigué, il peut être fatigant… mais que c’est comme ça.

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