Giuliano da Empoli, Emmanuel Carrère, Charlotte Casiraghi… Dans les coulisses du « Sommet Grand continent »

Il faisait froid, à 3 883 mètres d’altitude ce 5 décembre. En témoignent nos pieds glacés, l’extrémité de nos doigts gelés. Faussement trompeurs, le soleil généreux et le bleu azur qui crèvent nos cornées. Le Petit Cervin n’est une destination ni évidente ni commune. Une gageure pour tout aventurier qui voudrait l’entreprendre à pied. Nous, au contraire, nous fûmes hissés par les nombreux téléphériques reliant son sommet à la petite commune italienne de Breuil-Cervinia, en Vallée d’Aoste, dans le nord de l’Italie.
Là-haut, tandis que la neige s’élève en tourbillons fébriles, une soixantaine de notables européens observent, hagards et émerveillés, les Alpes s’étendant vers la Suisse : philosophes, historiens, experts, responsables politiques, responsables d’institutions internationales… Quelques journalistes, aussi. Là, devant l’imposant Breithorn, montagne de 4 165 mètres de haut, Gilles Gressani s’apprête à remettre le prix du « Grand Continent » à Emmanuel Carrère pour « Kolkhoze », fresque familiale dédiée à sa mère, Hélène Carrère d’Encausse. L’auteur de « Yoga », de « Limonov », du « Royaume » et de tant d’autres vient pour la première fois. « Le Grand Continent », il connaît seulement par son ami Giuliano da Empoli.
Le lauréat a préparé un discours, beau et bref, doux et amer, profondément douloureux : « Même si on considère comme un invariant la propension de l’homme à s’angoisser, ses raisons de s’angoisser sont nouvelles et sans appel. Il n’y a pas besoin d’être très intelligent ni très informé pour en dresser la liste. La première de toutes, c’est que nous sommes huit milliards sur terre et que c’est trop, tout simplement trop, et les autres raisons de s’angoisser en découlent. »
« Petit un : le désastre écologique désormais irréversible, développe-t-il. Petit deux : la crise migratoire. Une bonne moitié de la planète devient inhabitable, alors les habitants de cette moitié veulent aller habiter dans l’autre, ce qui est légitime, et les habitants de l’autre disent qu’il n’y a plus de place, que la barque est pleine, et leur point de vue est légitime aussi. Petit trois : l’intelligence artificielle qui est en train de nous dévorer mais on ne sait pas encore comment ni jusqu’à quel point, c’est le phénomène le plus imprévisible, celui qui nous entraîne vers l’inconnu radical. On peut ajouter un petit quatre qui est la fin de la démocratie, la fin de toutes nos valeurs à nous, mais c’est moins important puisque ça ne concerne que nous et qu’en dehors de nous personne n’a l’air de considérer ça comme une grande perte. »
Revue-start-up
Nous y voilà. Comment donc une telle équipée eût pu se perdre dans pareils contrastes et monts si élevés ? Trois jours auparavant, les mêmes se rencontraient, parfois pour la première fois, au sommet du « Grand continent » qui tenait sa troisième édition du 3 au 5 décembre, au creux de cette région alpine dénudée par l’hiver. Sorte de Davos de la géopolitique organisé par la jeune et avant-gardiste revue « Le Grand continent », fondée en 2019 par l’Italien Gilles Gressani et adossée au Groupe de recherches politiques hébergé par l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. L’objet : penser et prévenir le « grand basculement », en Europe et ailleurs.
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À mi-chemin entre travaux universitaires et articles de presse, celle-ci est alimentée par plus de 3 000 contributeurs, venus de plus de 50 pays différents, devrait atteindre les 20 millions de visites et les 40 000 abonnés sur l’année 2025, en plus de l’ouvrage collectif annuel chapeauté par Giuliano da Empoli, dont le dernier, « L’Empire de l’ombre », s’est écoulé à plus de 15 000 exemplaires. « J’étudiais à Columbia en 2016 lors de l’irruption du trumpisme, poursuit son directeur auprès de « Paris Match ». J’ai été frappé par la vivacité du débat politique et public américain, faite de lectures, de podcasts et de médias pour ou contre Donald Trump. Et, bizarrement, en France, c’était le contraire. » Alors, pourquoi pas tenter de combler le vide ?
Aujourd’hui, tout article du Grand continent est lu par plusieurs milliers de personnes.
Gilles Gressani
Une bande de trois copains, puis cinq, puis douze et bientôt quinze, normaliens et thésards se mettent à pied d’œuvre pour faire tourner la boutique, « sans investisseurs privés » ni « fonds publics » : « ‘Grand continent’ est une revue du XXIe siècle, ce qui signifie que nous devons être sur le web. Ce terrain n’est pas forcément adapté pour mettre en valeur des projets comme les nôtres. Mais, une fois les choses bien anglées et le bon moment trouvé, vous touchez un public large, sans commune mesure avec les grandes revues du passé. Auparavant, quelques centaines de lecteurs pour ce genre d’article, c’était beaucoup. Aujourd’hui, tout article du Grand continent est lu par plusieurs milliers de personnes. »
Giuliano da Empoli, Emmanuel Carrère, Charlotte Casiraghi… Dans les coulisses du « Sommet Grand continent »
Grand Continent Summit
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© Mario Cruz
Les sujets y sont variés – les choix, il est vrai, ne manquent pas : impérialismes américain, russe et chinois, irruption sauvage de l’intelligence artificielle, pouvoir grandissant des seigneurs technocésaristes de la Silicon Valley, transformations des pratiques diplomatiques, reconfiguration du multilatéralisme, perte de sens des principes démocratiques… Autant d’apocalypses contemporaines auxquelles durent intellectuellement se confronter les quelque 200 participants au gré de tables rondes multiples.
Urgence ukrainienne
Le bal fut ouvert par la guerre russo-ukrainienne, naturellement, alors que les négociations pour un accord de paix en 28 points promu par Donald Trump revêtent les atours d’une reddition en bonne et due forme de Kiev. Un conflit devenu en quelques années symbole et lieu de cristallisation des multiples bouleversements du monde. « L’Ukraine est, de fait, la première ligne de défense de l’Europe et il est essentiel que l’Union continue à la soutenir, prévenait le Premier ministre croate Andrej Plenković. Si un accord de paix devait finalement être conclu, il devrait être acceptable pour l’Ukraine et inclure des garanties de sécurité suffisamment solides pour empêcher la Russie de reprendre la guerre après avoir reconstitué ses forces. »
Ce fut, ensuite, au tour du prix Nobel de la paix 2022, Oleksandra Matviïtchouk, de sonner l’alerte. « Je suis prête à donner à Trump mon prix Nobel s’il parvient à obtenir une paix juste et durable en Ukraine », lança-t-elle, bravache. « La force est le seul langage que comprennent les dictateurs, poursuivait-elle, implacable, auprès « Paris Match ». Poutine gouverne son pays non seulement avec les répressions et la censure, mais avec un contrat social spécial basé sur la gloire russe. »
Vinrent les officiels et poids lourds politiques français. Alexis Kohler est furtivement intervenu au sujet du défi démographique ; la ministre déléguée à la Francophonie Éléonore Caroit sur la détérioration des relations transatlantiques et les difficultés de financement des pays tiers ; Michel Barnier, habitué du rendez-vous mais retenu à l’Assemblée l’an dernier pour affronter la censure de son gouvernement, sur la guerre et l’Europe.
« Il est absolument vital, quand on est engagé dans la politique nationale, de relever la ligne d’horizon, qui est au moins celle du continent européen sur lequel se déroulent des événements graves actuellement : la guerre en Ukraine mais aussi le changement climatique, l’immigration, la sécurité, détaille l’ancien Premier ministre à « Paris Match ». La grande chance donnée par ‘Le Grand continent’ est d’organiser, en dehors de Davos ou d’Aix-en Provence, un rendez-vous de grande qualité, à la fois très sérieux et très décontracté. Ici la parole est libre, les idées se confrontent et les politiques sont à portée d’engueulade des chefs d’entreprises, des think-tank… »
Gratin européen
Un marathon de conférences. Alors, le soir, les corps se décontractent, les langues se délient, le temps s’allonge. Un verre de negroni en main au bar du Billia, l’hôtel où tous furent logés, les uns se retrouvent, les autres s’apprivoisent. Assis dans de moelleux faux Chesterfield, l’auteur du « Mage du Kremlin » cause avec le secrétaire général de l’Élysée Emmanuel Moulin, la plume du président de la République Baptiste Rossi, l’ambassadeur de France à Rome Martin Briens, le philosophe Baptiste Roger-Lacan ou encore le prometteur bourgmestre de Charleroi Thomas Dermine. Installé au piano, le secrétaire général du Conseil de l’Europe Alain Berset révèle sa mélomanie. Sir Richard Moore, patron du MI6 jusqu’à récemment, se lève et commande une tournée – il devra attendre que soit servie Charlotte Casiraghi. Dans le grand hall marbré, l’on disserte en anglais de Kafka, au coin d’un feu de cheminée artificiel : le ton y est sérieux et le tableau sournoisement décadent.
Conférence sur Kafka avec, dans l’assistance, Giuliano da Empoli, Alain Berset et Patrick Boucheron.
Grand Continent Summit
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© Mario Cruz
« Notre devise est : ‘construire un débat politique, intellectuel et stratégique à l’échelle pertinente’, détaille encore Gilles Gressani. C’est-à-dire à l’échelle européenne, ce qui est fondateur. Cela explique pourquoi nous publions en plusieurs langues des auteurs très différents entre eux, ou pourquoi nous ne couvrons pas la politique nationale, sauf lorsque cela a un intérêt pour d’autres pays. Notre objectif est de structurer le moment géopolitique que nous vivons, de le comprendre et de contribuer à le faire comprendre avant qu’il ne se change en moment impérial. »
Le combat est louable, mais les alliés manquent. Partout en Europe, progressistes et libéraux reculent élection après élection. Prévue au programme pour disserter natalité, la seule représentante du gouvernement national-conservateur de Giorgia Meloni, la ministre de la Famille Eugenia Roccella, se fit porter pâle la veille de son intervention. « Il n’y aura pas de coalition contre les Chinois ou les Américains s’il n’y a pas de coalitions avec les illibéraux », prévenait, au cours d’une table ronde, la politologue et historienne française Marlène Laruelle. Et cette question en suspens : l’Europe pourra-t-elle battre les empires sans déroger à ses valeurs ?




