Trends-CA

Jacques Parizeau, côté cœur

Chaque soir à 19 h, une alarme se fait entendre sur le téléphone de Lisette Lapointe. C’est le rappel d’une habitude qu’avait prise pendant 23 ans son mari, Jacques Parizeau, de l’appeler chaque soir à cette heure précise lorsqu’ils étaient éloignés l’un de l’autre.

On retrouve dans les pages de son livre publié cette semaine, De combats et d’amour (Éditions de l’Homme), la description d’un conjoint aimant, disponible malgré ses responsabilités, attentionné, protecteur, friand de sorties avec son épouse à l’opéra, au musée, aux bonnes tables, aux escapades et aux voyages.

Sa première épouse, Alice Parizeau, née Poznańska, avait dans son propre récit Une femme (Leméac, 1991) offert le même portrait de son homme, dévoué pendant les mois où le cancer lui volait son énergie. Alors chef de l’opposition occupé par les événements entourant la mort de l’entente du lac Meech, Parizeau revenait presque chaque soir à son chevet, l’emmenait au Mexique, où elle souhaitait suivre un traitement expérimental, puis à Paris et en Pologne, pour qu’elle fasse un dernier adieu à son passé.

J’insiste : ces témoignages concordants ne décrivent pas un bon mari, mais un compagnon exceptionnellement dévoué. Je n’ignore évidemment pas que Monsieur, comme on l’appelait, eut longtemps une vision de la fidélité incompatible avec le septième des dix commandements dictés par Dieu à Moïse. Mme Lapointe signale que son homme lui a dit au début de leur relation, à l’aube de la soixantaine : « Tu m’as rendu monogame. »

Le collègue Jean-François Nadeau l’évoque dans sa préface du livre de Mme Lapointe : « Sur les rives du Saint-Laurent, avons-nous déjà entendu, à travers des mémoires, la voix d’une femme qui se soit trouvée aussi près du cœur battant du pouvoir ? » La réponse est non.

C’est ainsi qu’elle ajoute à notre connaissance de la vie de ce géant la réaction qu’il a eue, en privé, à l’événement dont on parle cette semaine, le résultat du 30 octobre 1995.

Avant le discours, son épouse craint par-dessus tout qu’il annonce précipitamment sa démission. Puis, lorsqu’elle entend la phrase malheureuse, elle a cette pensée : « Oh, mon bel amour, on va te lyncher… »

Elle poursuit : « Je n’ai rien dit, mais je le comprenais, je comprenais le sens de ses paroles, mais je savais que sans explications, elles pouvaient déclencher un tsunami. Et plus triste encore, et je suis à même de le constater encore aujourd’hui, des immigrants penseraient qu’il les visait individuellement. »

La nuit du 30 octobre, écrit-elle, est noire et froide. « J’étais terrorisée à la pensée de ce que traversait et de ce que traverserait mon homme, mon grand homme, mon amoureux, brisé, épuisé, terrassé. »

Réfugié dans sa chambre d’hôtel du Ritz, après avoir franchi un petit attroupement lançant des quolibets, le couple encaisse le choc.

« C’était désormais terminé. L’espoir, évanoui. Notre énergie, annihilée. Il était anéanti. Sa voix semblait sortir d’outre-tombe : “Tous ces gens, ces milliers, ces millions de gens que j’ai amenés à me suivre dans cette quête du pays, lui dit Jacques Parizeau… Je ne me pardonnerai jamais d’avoir échoué.” Je l’ai pris dans mes bras et nous avons pleuré, pleuré. »

De combats et d’amour vaut le détour, aussi, pour la riche trajectoire de Mme Lapointe elle-même dans les périodes pré et post-Parizeau, et pour son rôle de conseillère. Elle était donc ma collègue et on s’amusait que les photographes nous croquent côte à côte et nous appellent « Lisée et Lisette ». Elle indique dans son récit que sa présence semblait me déranger. Au contraire. J’avais compris qu’elle rassurait Monsieur, méfiant de nature, et qu’elle savait l’apaiser dans des moments difficiles. C’était donc une alliée précieuse. Et j’ai souvent salué l’importance de son travail pour soutenir l’action communautaire autonome et l’instauration de ce bijou qu’est le réseau des Centres jeunesse emploi.

Après le choc

Mme Lapointe retrace ensuite la difficile quête de retour à la normalité, sinon à la sérénité, de l’homme blessé. Le refuge que le couple s’est créé à Collioure, en France, où il fait revivre un petit vignoble qui donnera une cuvée, l’Élisette, dont on se régalera.

Elle raconte les livres que Monsieur publie par la suite, ses interventions, sa présence au congrès de fondation d’Option nationale de Jean-Martin Aussant. S’il n’avait pas été indépendantiste, Monsieur aurait pu prétendre aux postes les plus importants : président de Banque, ministre des Finances du Canada, gouverneur de la Banque du Canada. Les conseils d’administration se seraient arraché ses services. Mais lui qui avait, grand manitou des finances québécoises, propulsé par ses politiques la plupart des entreprises locales devenues transnationales, ne reçut, après sa vie politique, de propositions d’aucune d’entre elles. Ce n’est qu’à la demande, discrète, de Mme Lapointe que le groupe d’assurance Optimum lui a offert un poste sur son conseil d’administration, qu’il adora. (Il est vrai qu’avec Lucien Bouchard, on lui avait proposé le poste de délégué général du Québec à Londres, qu’il avait décliné.)

Pendant ces années d’effacement, que Mme Lapointe décrit, je me permets d’ajouter ici que mes rapports personnels avec lui étaient, sur le plan des idées, en dents de scie. Mais mon estime pour lui a toujours été immense et intacte et je cherchais les occasions de le lui faire savoir.

Je lui ai demandé conseil avant de proposer mes services à Lucien Bouchard (il m’a encouragé à le faire, mais l’a peut-être regretté ensuite). Je lui ai présenté la thèse de mon livre Sortie de secours (Boréal) en 2000. Il était en désaccord, je m’en doutais, mais je le savais sensible à cette marque de courtoisie. Et lorsqu’il arrivait que j’aie la suprême audace de le contredire, à l’écrit, je l’en avisais la veille.

En 2007, je lui ai dédié mon livre Pour une gauche efficace (Boréal) et il m’a fait le plaisir de prendre la parole lors du lancement. Directeur exécutif du CERIUM, je l’ai invité à une journée de débats avec l’ex-premier ministre français Lionel Jospin, sur la crise économique de 2008, et je sais le plaisir que cela lui a fait. Devenu ministre dans le gouvernement de Pauline Marois, mon collègue Pierre Duchesne, son biographe et alors titulaire de l’Enseignement supérieur, m’a demandé si je pouvais intervenir pour que l’Université de Montréal offre à Monsieur un doctorat honoris causa. Une étape dans la réhabilitation, de son vivant, de sa mémoire.

J’appelai le recteur, mon ancien patron Guy Breton, pour lui soumettre la proposition. Il était d’accord. Je sais que monsieur Parizeau a été très touché par cette cérémonie et par les mots alors prononcés, notamment par Guy Breton, sur l’importance de sa contribution à notre histoire. Je l’ai aussi consulté sur la question de la monnaie québécoise pendant ma course au leadership.

***

Je l’avoue, le soir du référendum, Jacques Parizeau m’a fait pleurer. Mais je me suis vengé, 13 ans plus tard.

Le président français Nicolas Sarkozy venait de dire, à Québec, le mal qu’il pensait de l’idée d’indépendance. J’écrivis une opinion pour le quotidien Le Monde, où je disais ceci : « Le leader historique du mouvement indépendantiste, l’ancien premier ministre Jacques Parizeau, notait très justement qu’en exprimant ouvertement sa préférence, le président Sarkozy, l’élu le plus puissant du monde francophone, était allé plus loin dans le rejet de l’indépendance du Québec que ne l’avait fait le président américain Bill Clinton, l’élu le plus puissant du monde anglophone. »

Son épouse Lisette me confia peu après qu’en lisant ces lignes, Monsieur versa des larmes. « Le leader historique du mouvement indépendantiste. » Il fallait que ce soit écrit. Dans le plus grand journal français.

Mais c’était vrai. Tout simplement.

Related Articles

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

Back to top button