Dossier | 10 ans des attentats du 13-Novembre | Un trou dans les cœurs (2 articles)

Publié à 5 h 00
Christophe ne veut pas qu’on oublie
PHOTO FOURNIE PAR CHRISTOPHE NAUDIN
Christophe Naudin
Quand les terroristes ont fait irruption au Bataclan, Christophe Naudin s’est réfugié dans un cagibi près de la scène, avec une vingtaine d’autres personnes affolées. Il y est resté caché deux heures, à entendre le carnage, impuissant. Son ami Vincent, lui, ne s’en est pas sorti…
Dix ans plus tard, ce professeur d’histoire au secondaire admet qu’il n’a pas retrouvé la paix.
Il y a chaque année, avant les commémorations, une petite tension et des symptômes post-traumatiques qui remontent. Je m’étais habitué. Mais là, ça a commencé plus tôt et c’est bien plus fort que les autres années.
Christophe Naudin
Christophe parle d’hypervigilance, d’irascibilité, de pessimisme, de claustrophobie dans les transports publics. Il évoque aussi ses douleurs au bras, un souvenir de cette soirée tragique. « Quand j’étais dans ce cagibi, on était vachement serrés et j’avais mon bras coincé contre le mur. Je ne pouvais pas l’étendre. Sur le coup, ça ne me gênait pas parce que j’avais autre chose à penser, mais après… J’ai compris en voyant la psy que c’était lié à ça. »
Christophe a tenté par plusieurs moyens d’évacuer ses démons. En 2020, il a écrit un livre pour raconter son expérience (Journal d’un rescapé du Bataclan). Il a aussi invité des individus liés à cet évènement (rescapés, avocats) dans sa classe. « J’essaie d’en faire quelque chose de constructif », dit-il.
À son grand regret, il sent toutefois que cette tragédie est en voie d’être oubliée non seulement par ses élèves, qui étaient tout petits à l’époque, mais par la société en général. « J’ai l’impression que les attentats sont une espèce de parenthèse et qu’aujourd’hui, tout le monde s’en fout un peu. On a l’impression d’être un peu mis dans les poubelles de l’histoire. »
Patricia ne voit pas d’apaisement
PHOTO FOURNIE PAR PATRICIA CORREIA
Patricia Correia
Patricia Correia n’est pas morte le 13 novembre 2015. Mais c’est tout comme. Ce soir-là, elle a perdu sa fille unique, Precilia, tuée dans l’attaque du Bataclan. Quand on lui a parlé il y a cinq ans, cette maman en colère s’avouait incapable de faire le deuil. Aujourd’hui, rien n’a changé. Patricia a toujours un trou dans le cœur.
« Vous savez, quand on a perdu un enfant, on a une plaie ouverte qui jamais ne se referme. Vous êtes matin, midi et soir, hier, demain, après-demain, tout le temps avec ça. Ça occupe votre esprit tout le temps. Vous ne pouvez pas vous en détacher. Alors non, il n’y a pas d’apaisement et quelques fois, c’est même pire. »
Le procès du 13 novembre, qui s’est soldé par la prison à vie pour le terroriste Salah Abdeslam, aurait pu lui permettre de tourner la page. Ce n’est pas le cas. Son ressentiment envers les auteurs des attentats n’a pas reculé d’un centimètre.
Je ne peux pas dire que je pardonne, ce n’est pas possible. J’aurais l’impression de salir la mémoire de ma fille.
Patricia Correia
Forcément, le chemin vers la réparation est ardu. Sa vie tournait autour de Precilia, et la disparition de cette dernière semble lui interdire toute possibilité de reconstruction totale. « C’est un puits sans fond », admet-elle.
Portugaise d’origine, Patricia vit désormais à Lisbonne, où repose aussi sa fille. Elle reviendra à Paris pour les cérémonies entourant le 10e anniversaire du 13 novembre. Mais ne s’attardera pas dans la capitale française, une ville tourmentée qu’elle ne trouve « pas propice à l’apaisement ». Mais l’apaisement est-il vraiment possible pour cette mère brisée, qui se considère comme en « mode survie » ?
David veut passer à autre chose
PHOTO FOURNIE PAR DAVID FRITZ GOEPPINGER
David Fritz Goeppinger
David Fritz Goeppinger a vu la mort de près. Pendant l’attaque du Bataclan, il a été pris en otage dans un couloir avec sept autres personnes. Les deux terroristes avaient des kalachnikovs et des ceintures d’explosifs. Le premier a sauté à quelques mètres de lui, le second a été tué par la police. Ce genre d’expérience ne laisse pas indemne.
Mais le photographe a affronté ce traumatisme en choisissant l’action, que ce soit en écrivant un livre-témoignage (Un jour dans notre vie) ou en couvrant, pour le média France Info, le mégaprocès du 13 novembre qui a duré de septembre 2021 à la fin de mai 2022.
Avec du recul, David réalise toutefois qu’il était alors dans une sorte de fuite en avant.
En fait, j’ai découvert que j’étais un peu dans le déni. Je n’étais peut-être pas assez mature pour comprendre. Mais je pense que j’avais tourné le dos au vrai problème qui était celui de la culpabilité.
David Fritz Goeppinger
S’il va mieux aujourd’hui, il se dit loin d’être guéri. Ses symptômes post-traumatiques reviennent de façon chronique. Il est anxieux, sort moins qu’avant et consulte une psychiatre. Ce qui ne l’empêche pas de poursuivre ses activités liées au 13 novembre. Il a été photographe et consultant pour Des vivants, une série (avec acteurs) qui raconte l’attaque du Bataclan. Il a aussi écrit un deuxième livre (Il fallait vivre) qui revient sur le procès et sa propre reconstruction.
Mais à l’entendre, il doit vraiment passer à autre chose. « Je suis maintenant conscient de la vie qu’il me reste, conclut-il. Si je ne décide pas d’arrêter d’écrire des livres, de faire des projets sur le 13 novembre, je n’en sortirai jamais. Parce que l’idée, c’est d’en sortir. J’ai besoin de ça… »
Fred ne répond plus…
PHOTO FOURNIE PAR FRED DEWILDE
Fred Dewilde
On lui a envoyé un message, puis deux. On était curieux de savoir comment ce grand gaillard se portait, cinq ans après notre dernière conversation. C’est seulement après qu’on a su : Fred Dewilde s’est suicidé en mai 2024. La nouvelle nous a choqué, mais pas complètement surpris.
Fred ne s’était jamais complètement remis des attaques du Bataclan, au cours desquelles il avait fait le mort pendant deux heures, « dans le sang d’un mec [qu’il] ne connaissai[t] pas ». Il avait tenté de guérir son traumatisme en créant des bandes dessinées extrêmement sombres, pleines de squelettes et de violence extrême. Mais ce vieux punk ultrasensible était déjà rongé de l’intérieur par ses idées noires.
« J’ai réellement lutté contre l’envie de crever », nous avait-il confié, il y a cinq ans. Bataille perdue. « Il n’a pas pu passer par-dessus à la fin, résume Christophe Naudin, autre survivant des attentats du 13 novembre. À la commémoration de l’année dernière, ça nous a fait bizarre de ne pas le voir avec son bonnet orange. Comme il était très grand, on le remarquait. »
Fred Dewilde n’est pas le premier rescapé du 13 novembre à mettre fin à ses jours. Guillaume Valette, miraculé de la fosse du Bataclan, s’est suicidé en 2017. Il avait 31 ans. France-Élodie Besnier, survivante du bar Le Carillon, s’est donné la mort en 2021, à l’âge de 35 ans. Ces trois « blessés psychiques » sont désormais considérés comme les 131e, 132e et 133e victimes des attentats du 13 novembre.




