Reflect Orbital | Quand même le Soleil est à vendre

Du soleil en pleine nuit : c’est ce que promet l’entreprise californienne Reflect Orbital, qui compte lancer d’immenses miroirs en orbite afin de réfléchir la lumière solaire vers la Terre.
Publié le 14 novembre
Oui, vous avez bien lu. Le slogan de l’entreprise, « du soleil à la demande », vise à séduire les opérateurs de panneaux solaires, les agriculteurs, les militaires et quiconque est prêt à payer pour jouir de lumière naturelle après le coucher du soleil1.
Ce projet délirant suscite des tonnes de questions, dont plusieurs fondamentales. Du genre : à qui appartient la nuit ? Et a-t-on le droit de la bousiller ?
C’est Nathalie Ouellette, directrice adjointe de l’Institut Trottier de recherche sur les exoplanètes et de l’Observatoire du Mont-Mégantic, qui m’a alerté à ce sujet. Elle cherche à créer une mobilisation rapide : Reflect Orbital a déposé une demande auprès de la Federal Communications Commission (FCC) pour envoyer un premier satellite en orbite dès le milieu de l’an prochain.
PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE
L’astrophysicienne Nathalie Ouellette, directrice adjointe de l’Institut Trottier de recherche sur les exoplanètes et de l’Observatoire du Mont-Mégantic
On veut sonner l’alarme au Canada parce que malgré le fait que ce soit une compagnie américaine qui fasse une demande auprès d’une agence américaine, ça va quand même dans l’espace au-dessus de la tête de tout le monde. Ça nous affecterait donc aussi au Canada.
Nathalie Ouellette, directrice adjointe de l’Institut Trottier de recherche sur les exoplanètes et de l’Observatoire du Mont-Mégantic
Dérèglement du rythme circadien des humains, des animaux et des plantes. Encombrement des orbites de la Terre déjà surchargées, éclats de lumière qui pourraient nuire aux pilotes et aux conducteurs : la Société canadienne d’astronomie a rédigé une lettre qui fait part d’une longue liste de préoccupations.
C’est sans compter les « impacts extrêmement négatifs pour l’astronomie », comme le craignent les astronomes. Ceux-ci sont déjà échaudés par les milliers de satellites Starlink envoyés en orbite par l’entreprise SpaceX, d’Elon Musk. Ils voient passer ces engins devant leurs télescopes et s’arrachent les cheveux.
« C’est un problème omniprésent », commente Nathalie Ouellette, qui affirme que jusqu’à 30 % des images de certains télescopes contiennent des interférences dues à Starlink.
Elle fait remarquer que les satellites Starlink reflètent la lumière de manière accidentelle. Penser que les miroirs de Reflect Orbital le feraient de façon délibérée la fait bondir.
Et sur terre, ça aurait l’air de quoi ? Les scientifiques estiment que les miroirs célestes pourraient nous envoyer une lumière environ sept fois plus brillante que la pleine lune.
Reflect Orbital prétend être capable de bien contrôler le faisceau lumineux, mais on parle d’un faisceau qui aurait un diamètre d’au moins 5 kilomètres sur la Terre. Donc mettons que tu veux éclairer un petit endroit, tous tes voisins vont être affectés.
Nathalie Ouellette, directrice adjointe de l’Institut Trottier de recherche sur les exoplanètes et de l’Observatoire du Mont-Mégantic
Autre préoccupation : à cause de la vitesse à laquelle il tournerait autour de la Terre, chaque miroir de Reflect Orbital ne pourrait illuminer un même point plus de quatre minutes à la fois. Ça veut dire deux choses. Un : il faudra un grand nombre de satellites pour éclairer un même lieu toute la nuit. Deux : à moins que les miroirs puissent être repliés entre deux cibles, on verra des faisceaux balayer le sol en se déplaçant d’un client à l’autre.
PHOTO CHRISTOPHE ARCHAMBAULT, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE
L’entreprise cible notamment les opérateurs de panneaux solaires, affirmant pouvoir leur offrir de l’énergie solaire même la nuit.
Reflect Orbital a-t-elle les moyens de ses ambitions ? C’est loin d’être clair. L’entreprise en démarrage est dirigée par Ben Nowack, un gars sans grande expérience dont le principal fait d’armes est d’avoir effectué un stage chez SpaceX.
Mais en mai dernier, son entreprise a récolté 20 millions US auprès d’investisseurs à la solide réputation. Parmi eux figure Sequoia Capital, une légendaire firme de capital de risque de la Silicon Valley connue pour ses investissements dans des entreprises comme Google, Apple, Cisco et LinkedIn.
« On espère que leur projet est du théâtre pour obtenir de l’attention et de l’argent pour autre chose, mais on ne peut pas compter là-dessus », commente Nathalie Ouellette.
Effacer la nuit comme souhaite le faire Reflect Orbital est-il légal ? Ram Jakhu, professeur émérite et directeur émérite de l’Institut de droit aérien et spatial de l’Université McGill, explique que la question est complexe.
Selon lui, le projet contrevient clairement à deux articles d’un traité de l’ONU sur l’utilisation de l’espace et ratifié par les États-Unis en 1967.
L’article 1 précise que l’exploration et l’utilisation de l’espace doivent se faire « pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays ». Et selon l’article 9, l’utilisation de l’espace doit « se fonder sur des principes de coopération » et « éviter les effets préjudiciables » ainsi que « les modifications nocives du milieu terrestre ».
PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE
Le professeur Ram Jakhu en 2022
Le problème avec ces principes, c’est qu’ils sont rarement respectés et que ce sont les intérêts commerciaux qui priment.
Ram Jakhu, professeur émérite et directeur émérite de l’Institut de droit aérien et spatial de l’Université McGill
Il s’attend à ce que la FCC approuve le lancement du premier miroir de Reflect Orbital.
« Je ne dis pas que c’est bien, je ne dis pas que je suis d’accord. Mais, malheureusement, c’est comme ça que ça fonctionne », dit-il. J’ajoute qu’avec le contexte politique actuel aux États-Unis, on peut difficilement se fier aux agences fédérales américaines pour protéger le bien commun.
Que faire, alors ? Il me semble que le fatalisme n’est pas une option. La première étape est de s’informer et de discuter de ce qui se trame. Veut-on vraiment vivre dans un monde où même le Soleil est à vendre ? Si on ne se pose pas ces questions, d’autres le feront à notre place. Et ils nous imposeront leurs réponses.
1. Consultez le site de l’entreprise (en anglais)
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