Salon du livre de Montréal : l’arbre qui cache la forêt

Chaque automne, même rengaine, c’est dans un dernier relent de force qu’on espère se requinquer au Salon du livre de Montréal. Il me semble qu’on y débarque tous un peu avec « la langue à terre », prostrés dans le stress d’avant les Fêtes, caressant l’ultime espoir de refaire le plein de savoirs, de divertissement, bref, de peut-être retrouver son souffle au contact des mots des autres, de leurs pensées, de leur imaginaire, de leur courage, il va sans dire. L’émulation a certainement des vertus curatives. Impossible de ne pas trouver chaussure à son pied devant l’abondance vertigineuse de propositions. « Quand je pense à tous les livres qu’il me reste à lire, j’ai la certitude d’être encore heureux. », écrivait Jules Renard dans son fameux Journal 1887-1910. Je ne sais pas pour vous, mais quand j’y pense, moi, j’angoisse. Le vertige de savoir qu’une seule vie ne sera jamais ô grand jamais assez longue pour me donner accès à la lecture entière et dévouée de tout. Il me vient parfois même l’impression coupable de faillir à mes devoirs de journaliste, de lectrice, d’humaine en laissant de côté certains livres. Une autre cuvée d’œuvres d’ici et d’ailleurs arrivera à ma porte, puis une autre, et ainsi de suite. Si j’étais passée à côté du texte qui me rendrait meilleure, plus empathique ou adéquate, mieux armée pour passer à travers les mois à venir ? Les livres ont ce double pouvoir d’apaiser comme d’activer la conscience du vide impossible à combler.
Étourdis devant la multitude de choix, la plupart des visiteurs du Salon resteront dans le confort de leurs habitudes, optant pour la continuité envers une voix déjà connue et rassurante, un genre aimé, une réputation qui n’est plus à faire. Les temps sont durs pour beaucoup d’entre nous, normal, donc, de se restreindre côté dépenses, d’aller vers des valeurs « sûres ». L’effet-paillettes opère aussi pour convaincre les hésitants, influençables ou curieux d’aller vers la nouveauté d’une personnalité connue, des vedettes ou des influenceurs qui, les semaines précédentes, auront fait parler abondamment, au détriment parfois de la pépite d’un écrivain confirmé ou de la plume émergeante et prometteuse.
Contrairement à beaucoup d’autres formes d’art, l’écriture est accessible à tous, et la possibilité d’être édité devient souvent plus facile pour une célébrité que pour un illustre inconnu… C’est l’un des avantages de la notoriété. Ça donne parfois de merveilleuses surprises littéraires. Il arrive aussi que non, qu’il ne s’agisse au final que de poudre aux yeux, et qu’à force de briller de ses mille feux, le titre de l’heure qui trône peut-être en haut des palmarès fasse de l’ombre à des perles insoupçonnées ; le recueil de poésie au sommet de son art, l’essai philosophique, féministe ou scientifique, le roman paru dans une petite maison d’édition moins commerciale…
Car mis à part la popularité de la personne dont le nom apparaît sur la couverture, qu’est-ce qui attire les gens vers un livre ? Sa reconnaissance à travers la réception d’un prix prestigieux ? L’impact de son sujet dans l’air du temps ? Sa visibilité dans les médias ? Toutes ces réponses sont bonnes, à tort ou à raison, et j’en bénéficie certainement moi-même à titre d’autrice privilégiée, avec néanmoins la conscience aiguë que chaque année, noyées dans l’abondance, des pépites n’auront pas l’attention qu’elles auraient méritée ; sorties trop tôt ou trop tard, mal commercialisées, apparues en même temps qu’une bombe traitant d’un thème similaire, etc. Parmi ces grandes oubliées, beaucoup de premiers livres en souffrent, mais pas que. Des écrivains de carrière ne sont pas à l’abri de l’oubli. La réussite littéraire ne tient qu’à un fil d’une fragilité déconcertante et inconstante. Pour beaucoup, elle n’est pas qu’un passe-temps ou une manière de se mettre sur la sellette.
Cette année, au Salon, et dans tout « Bouquinville », j’ose en appeler à l’audace, voire à une certaine intrépidité menant vers des écritures qui ne crient pas plus fort que les autres, mais qui, peut-être, murmurent des vérités bouleversantes en accord avec l’état du monde. Les lecteurs que nous sommes — moi la première — gagnent à ouvrir le jeu, à s’aventurer hors des sentiers balisés pour découvrir un auteur plus obscur ou méconnu. Lire, c’est aussi accepter de se laisser traverser, sans garantie. Et, pourquoi pas, d’être « challengé ». C’est souvent là que résident les plus grandes illuminations. De celles qui changent une vie. Bon Salon, bonnes lectures…




