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Réveil Courrier du 3 décembre 2025

Les cicatrices sur les fonds marins sont visibles de l’espace. Des entailles courbes creusées par des hélices métalliques, des coraux asphyxiés par une couche de sédiments, et au moins 760 hectares de récifs réduits en miettes… Le tout au cœur de l’anneau formé par le récif de Scarborough, un écosystème marin autrefois florissant de la mer de Chine méridionale.

Les pêcheurs chinois et philippins décrivaient jadis cet endroit comme un jardin sous-marin foisonnant de vie, grouillant de bénitiers géants [les plus gros mollusques connus], de bancs de poissons et de coraux immaculés. Mais, depuis 2012 et la mainmise de la Chine sur la zone au terme d’une confrontation navale tendue avec les Philippines, ce jardin s’est transformé en cimetière.

Conflits en mer de Chine COURRIER INTERNATIONAL

Aujourd’hui, dans un revirement chargé d’ironie, Pékin souhaite faire du récif de Scarborough une réserve marine naturelle. Selon le ministère des Ressources naturelles chinois, Scarborough s’intégrerait dans un effort national de protection des écosystèmes marins sensibles. Ce plan détermine des zones protégées prioritaires et des terrains d’expérimentation destinés à des activités comme le tourisme et la recherche scientifique.

Guerre juridique

En théorie, ce projet chinois semble en adéquation avec les objectifs environnementaux internationaux. En pratique, il s’agit de dissimuler un réel accaparement de pouvoir derrière un rideau de créatures marines. Collin Koh, analyste en sécurité maritime à l’école de relations internationales S. Rajaratnam, à Singapour, prévient :

“Ce n’est rien d’autre qu’une guerre juridique. Un test. Si cela fonctionne pour le récif de Scarborough, la Chine pourrait appliquer la même tactique pour d’autres zones, à l’avenir.”

“C’est à Manille de déjouer ce projet. Car, si on l’accepte ou qu’on ne s’y oppose pas, cela deviendra une pratique récurrente de la Chine.”

Les Philippines ne prennent pas la question à la légère. Le 12 septembre, le ministère des Affaires étrangères philippin a contesté officiellement l’annonce de Pékin. D’ailleurs, le contraste entre, d’une part, les pratiques agressives des navires chinois pour affirmer leur revendication sur la mer de Chine méridionale et, d’autre part, la rhétorique de Pékin sur la préservation de l’environnement est saisissant.

L’observation des fonds marins est un bon indicateur de la sincérité des discours. Des images satellites analysées en 2019 par l’Asia Maritime Transparency Initiative, à Washington, montrent que plus de 760 hectares de récifs ont été endommagés, notamment par la pêche aux bénitiers pratiquée par la Chine. Dans cette région au sens large, qui comprend les îles Spratly, ces chiffres dépassent les 6 470 hectares.

Pékin conteste le verdict de 2016

Le biologiste marin Kent Carpenter, dont les travaux ont été cités dans la plainte déposée en 2016 par les Philippines contre la Chine devant la Cour permanente d’arbitrage [une juridiction internationale qui siège à La Haye], a documenté la destruction des récifs coralliens provoquée par les lames métalliques traînées sur les fonds marins pour extraire les bénitiers géants.

Dans sa décision, la Cour a non seulement estimé que la “ligne en neuf traits” dessinée par la Chine [qui démarque ses revendications maritimes] était dépourvue de fondement en droit international, mais elle a également établi Scarborough comme une zone de pêche traditionnelle partagée par plusieurs pays, dont la Chine et les Philippines. Le fait que la Chine déclare unilatéralement cette région comme zone protégée sous son contrôle exclusif bafoue donc le droit international. Pékin persiste à refuser de reconnaître la décision de juin 2016.

La protection des fonds marins en mer de Chine méridionale devrait être louée comme une initiative en faveur des écosystèmes les plus fragiles du monde. Et les Philippines ont réalisé des progrès dans la sauvegarde des océans en instaurant des zones marines protégées et des patrouilles chargées d’endiguer les pratiques de pêche destructrices.

Rassemblement de vaisseaux chinois encerclant des bateaux de pêche philippins sur le récif de Scarborough, en mer de Chine, le 15 février 2024. Photo JAM STA ROSA/AFP

Mais, dans ces eaux disputées, de tels efforts sont souvent motivés par des intérêts stratégiques, et les initiatives écologiques sont instrumentalisées. Ainsi, le Vietnam a, lui aussi, adopté un discours écologiste, bien que ses revendications territoriales sur les îles Spratly posent des questions sur ses motivations.

Verdir son image

La nouvelle stratégie chinoise semble moins guidée par l’écologie que par une volonté d’affirmer sa légitimité. Incapable d’obtenir la reconnaissance légale ou diplomatique de ses revendications maritimes, le pays tente de s’imposer comme précurseur en mer de Chine méridionale en verdissant son image.

Pékin ne cesse de réaffirmer la sincérité de ses objectifs de préservation. Dans de récentes interviews, des chercheurs chinois ont défendu cette proposition. “La détermination première de la Chine est de protéger l’environnement et la biodiversité marine de l’île Huangyan [nom donné par les Chinois au récif de Scarborough] et des eaux environnantes”, a assuré le professeur Wu Shicun, président du Centre de recherche océanique de Huayang, dans une interview datée du 21 septembre accordée à Observer.

S’appuyant sur une déclaration commune du gouvernement chinois et de plusieurs institutions de recherche, il a garanti que l’environnement marin du récif de Scarborough demeurait en bon état général.

Mais certains décèlent dans ces déclarations une visée stratégique. Comme Gregory Poling, spécialiste de la mer de Chine méridionale au Centre d’études internationales et stratégiques, à Washington.

“Cela relève d’une tentative de la Chine de justifier administrativement ses actions sur un territoire dont elle s’est déjà emparée par la force.”

Défier le bluff de la Chine

Le danger est double. D’abord, les actes de la Chine nuisent à une réelle protection. Les propositions régionales en faveur de zones de préservation marine communes – souvent au sein de l’Asean [Association des nations d’Asie du Sud-Est] – reposent sur un faible niveau de coopération. Si la sauvegarde de l’environnement devient un outil stratégique, elle perd toute crédibilité en tant qu’instrument pour construire une confiance mutuelle.

La riposte vietnamienne

Au sud du récif de Scarborough, les îles Spratly sont régulièrement le lieu de manœuvres de la Chine ou de ses voisins. Cette fois c’est le Vietnam qui s’est lancé, lui aussi, dans une politique du fait accompli, explique le magazine The Diplomat. En 2021, Hanoi a en effet entamé un vaste programme de remblaiement de certains de ces îlots, imitant en cela la méthode chinoise. En mieux : en à peine quatre ans, le pays a aménagé 1 340 hectares de terres artificielles, soit l’équivalent de 70 % de ce que la Chine a créé depuis plus d’une décennie. Des ports et des pistes d’atterrissage ont notamment été construits pour affirmer la présence vietnamienne. Autre différence notable : “Aucun autre pays revendiquant ces territoires n’a exprimé d’opposition ferme.” Pas même Pékin.

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Le second risque est de normaliser l’unilatéralisme. Car les lois internationales s’appuient sur des précédents. Et si Pékin parvient à restreindre l’accès au récif de Scarborough sous prétexte d’y établir une réserve naturelle, qui pourra l’empêcher de faire la même chose dans les îles Spratly ou autour des îles Pratas, sous l’autorité de Taïwan ?

Enfin, c’est la biodiversité marine qui en pâtit. L’océan n’a que faire de la politique, pourtant ses écosystèmes en paient le prix fort. Le corail ne se nourrit pas de discours. Une pancarte qui affirme “Ceci est une réserve naturelle” ne fera pas revenir les bénitiers géants.

Test déterminant

Si la Chine prenait la sauvegarde des océans au sérieux, elle se plierait à des contrôles environnementaux indépendants, coopérerait avec d’autres États qui revendiquent des droits sur des zones marines transfrontalières, ou bien se conformerait à la décision arbitrale de 2016 [qui donne raison aux Philippines]. Mais elle ne le fera pas, à moins que les Philippines, le Vietnam et la communauté internationale ne la mettent au pied du mur en proposant des modèles alternatifs.

Les Philippines et le Vietnam pourraient contrer les tactiques chinoises en établissant leurs propres espaces protégés dans des zones contestées, en faisant pression pour une sauvegarde commune chapeautée par l’Asean et en documentant scientifiquement l’état de l’écosystème marin. Il est essentiel que la préservation de l’environnement ne se fasse pas au détriment de la pêche traditionnelle, qui assure la subsistance des populations locales.

Les sanctuaires marins ne doivent pas être des moyens de coercition. La prétendue attention aux dégradations de l’environnement ne devrait pas devenir des instruments stratégiques dans les zones grises de mer de Chine méridionale. Scarborough constitue un véritable test décisif. Si Pékin parvient à réécrire les règles environnementales dans ce cas précis, il pourrait bientôt redessiner la carte de toute la mer de Chine méridionale, zone protégée après zone protégée.

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