Éditorial de Marie Vastel | Attendre encore, 36 ans plus tard

Le froid glacial des derniers jours risque de s’attarder quelques heures de plus au sommet du mont Royal, en ce soir du 6 décembre à Montréal. Au déchirant souvenir des féminicides de Polytechnique se greffe trop souvent depuis plus de 30 ans un pénible rappel annuel des espoirs déçus. À de cruels reculs en matière de contrôle des armes à feu ont certes succédé d’importants progrès, mais ces derniers demeurent encore à ce jour incomplets. Et bien que l’arrivée du premier ministre Mark Carney semble avoir accéléré la mise en œuvre de promesses inachevées, l’aboutissement s’annonce d’ores et déjà regrettablement décevant.
« Il est facile de porter un ruban blanc, mais plus difficile d’agir concrètement pour sauver des vies », a déploré Heidi Rathjen, coordonnatrice de PolySeSouvient, à la veille de cette Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes. Et pour cause : le programme de rachat d’armes d’assaut, promis par Justin Trudeau il y a maintenant plus de cinq ans, s’apprête seulement à être officiellement annoncé, tandis que l’application de certaines mesures de sa loi C-21 sur les armes à feu n’en est, deux ans plus tard, qu’au stade des consultations.
L’admirable ténacité des survivantes et des familles des victimes de Poly ne devrait pas être tenue de les armer, de surcroît, contre l’amertume d’avoir à quémander le simple respect de promesses pourtant proclamées par les libéraux de leur propre gré. Ni contre la déconvenue de voir ces engagements ensuite amoindris.
Or, voilà précisément ce qui se profile pour le programme de rachat des 2500 modèles d’armes d’assaut interdits par Ottawa. Au départ obligatoire, il est finalement devenu volontaire. Et tout indique que le bilan d’un projet pilote mené cet automne à Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse, en confirmera l’efficacité plus que limitée.
Tout au plus 22 armes d’assaut auraient été récupérées, selon un représentant municipal cité par CBC. Ce qui représenterait à peine 11 % d’une cible de 200 fixée par Ottawa, qui laissait encore planer en septembre le rachat potentiel de 152 000 des 180 000 armes d’assaut (nombre estimé) au Canada — un objectif de 84 % vraisemblablement illusoire.
Que le gouvernement ait préféré laisser passer les commémorations du 6 décembre avant de faire le point sur ce projet pilote et d’annoncer le lancement officiel du programme pancanadien de rachat, la semaine prochaine, est éloquent.
Le refus catégorique de propriétaires d’armes à feu d’y participer (plusieurs préférant conserver ces armes interdites, même désactivées), tout comme celui des gouvernements de l’Alberta et de la Saskatchewan de s’y soumettre (en témoignent des projets de loi d’une constitutionnalité discutable), risque d’autant plus d’en sceller l’inefficacité.
C’est le triste résultat, prévisible, d’une telle demi-mesure volontaire. Auquel s’ajoute l’amère déception, pour le groupe PolySeSouvient, causée par l’exclusion persistante de la carabine semi-automatique SKS des armes interdites (dans l’attente d’un compromis avec les communautés autochtones s’en servant pour la chasse), ainsi que celle de chargeurs modifiables. Qui plus est, le retrait du permis d’armes à feu aux personnes condamnées pour violence conjugale ou faisant l’objet d’une ordonnance de protection, prévu par la loi C-21, ne vient que tout juste d’être soumis à la consultation par la voie d’un règlement, jugé en outre insuffisant.
Chaque année, une dizaine de Québécoises sont tuées dans un contexte de violence conjugale. Soit presque l’équivalent d’une tuerie de Polytechnique tous les ans. Et près de 30 % des victimes de féminicide tombées aux mains d’un conjoint violent au Canada ont été tuées par balle, recense l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation.
Cette violence faite aux femmes, que l’on peinait à nommer il y a 36 ans, est aujourd’hui dénoncée, chiffrée, recensée, contrée par diverses mesures législatives, au Québec comme au Canada. Mais elle se fait également, tragiquement, de plus en plus insidieuse.
Le gouvernement fédéral s’y attaquera de nouveau, en début de semaine, avec un projet de loi. Ce dernier vise à faire du féminicide un meurtre au premier degré et à ériger en infraction criminelle le contrôle coercitif d’une partenaire — une forme de violence précurseure au meurtre dans 92 % des cas étudiés au Royaume-Uni. Que le gouvernement ne procède là encore à cette annonce qu’après la commémoration du 6 décembre est étonnant, et il serait préférable que cette séquence d’événements soit révélatrice d’une désorganisation plutôt que de l’appréhension d’une nouvelle déception.
Le premier ministre Mark Carney n’affiche certainement pas l’indolence du précédent gouvernement, malgré le désintérêt avoué de son ministre de la Sécurité publique, Gary Anandasangaree, mais peut-être, heureusement, grâce à l’impatience de la survivante de Polytechnique Nathalie Provost, élue au sein de son parti. Son gouvernement a beau enfin agir pour mettre en œuvre cet héritage imparfait de son prédécesseur, il le fait cependant dans une déroutante discrétion. Pourvu que celle-ci ne camoufle pas de simples incontournables écrans de fumée.



