Idées | Les buttes en disent long sur notre rapport à l’enfance

Je trouve intéressant que l’on parle, dans la même semaine, de la réglementation de l’usage des buttes dans les cours d’école et de la « recrudescence de la violence » des enfants en classe.
Hasard ? Non, évidemment. Mais qu’est-ce que cela dit de nous, collectivement ?
Premièrement, que nous confondons sécurité (essentielle) et surprotection de nos enfants. Nous élevons trop souvent nos enfants dans une ouate physique. Le jeu, qui devrait être libre et comporter une part de risque, permet aux enfants de tester leurs limites corporelles, de connaître celles des autres, de coopérer, d’apprendre la perception du risque, justement, et de s’adapter (précaution, vigilance). Sans cela, l’enfant devient un grand handicapé du vivre ensemble et de l’accueil des autres. Il devient replié, rigide, compétiteur, souvent anxieux, en hypervigilance, donc réactif.
Oui, le jeu libre et risqué peut entraîner des bobos, petits et grands. Mais avez-vous interdit à votre bébé de marcher définitivement la première fois qu’il s’est essayé et est tombé de tout son long ? Non, vous avez géré votre peur, et vous avez pris sur vous. Parce qu’apprendre à marcher, entendons-nous, c’est quand même pas mal important.
Prendre sur vous ? Gérer vos propres peurs et vos anticipations dans un monde qui vous fait voir toujours le scénario du pire. Et dans ce pire, vous ne réfléchissez pas pour l’intérêt de l’enfant, mais contre lui.
Protocoliser le jeu, ce n’est plus du jeu. Même la récréation, ce dernier bastion de liberté pour décharger l’énergie, les frustrations, régler des conflits (en créer d’autres aussi) est parasité par l’adulte. Il en fait un terrain de jeu morne, avec des règles telles que l’établit ce rapport très sérieux sur la désirabilité ludique de la butte de neige d’école en matière de degré de pente et de taille (entre 1 m 80 et 3 m précisément).
Adultes, nous perdons de plus en plus la tolérance à l’inconfort, à l’inquiétude, et mettons tout en place pour les éviter, y compris mettre nos enfants dans des cocons. Tous ces protocoles et règlements ne font que (faussement) rassurer les adultes. Cela n’a (presque) rien à voir avec les enfants.
Eux, ils paient le prix fort de notre propension à la surprotection et au « risque zéro ».
On leur parle de sécurité et ils entendent le mot danger : jouer c’est dangereux, être dehors aussi, être avec les autres également. Autant rester enfermés en dedans avec nos écrans. Au moins, on ne court aucun risque. Ah ! Un autre argument de sécurité des parents qui me justifient leur choix de donner un téléphone portable à leur coco dès la première année, « au cas où il ait besoin de m’appeler ». Introduire cela dans leur main, c’est cela, le vrai danger.
C’est encore une fois une façon de nous rassurer. En attendant, ils ne se dépensent plus, ne courent plus, bref nous en faisons des bombes à retardement plein d’une énergie quasi nucléaire, prêtes à péter à tout moment.
Mais revenons à la ouate : après la ouate physique, parlons de la ouate psychique.
La nôtre, adultes, d’abord : notre inconfort face à la détresse, aux émotions négatives ; notre difficulté à entendre que derrière le comportement d’un enfant (élève, patient, voisin), il y a une histoire et possiblement des traumas : de la violence intrafamiliale qu’ils subissent ou dont ils sont témoins, par exemple, des parents qui peinent à boucler les fins de mois et doivent se sacrifier pour leurs gamins, tous ces gens qui subissent chaque jour inégalités, injustices et invisibilisation. Tout ce qu’on sait, mais qu’on ne veut pas voir. On détourne les yeux, trop mal à l’aise. Pourtant, cette histoire, leur histoire, les enfants la trimballent dans leur petit sac à dos symbolique chaque jour, où qu’ils aillent. Dans la classe quand ils explosent. En haut dans la butte quand ils ont besoin d’un peu de répit de toute cette vie rough, et le temps d’une glissade, de profiter un peu. Juste un peu.
La ouate aussi de certains autres parents qui pensent maladroitement que l’autorité est mauvaise, que le cadre et les limites ne sont pas de mise. Parce qu’on sait tous les dégâts de l’éducation à l’ancienne faite de violences et coercition, on a voulu basculer du côté du positif et de la bienveillance (tant mieux), mais parfois de façon excessive et sans discernement.
De fait, lorsque l’enfant se retrouve en présence d’un adulte, un enseignant, par exemple, qui pose des limites et qui fait autorité (au sens d’une posture d’adulte solide, rassurant, bienveillant et accueillant), l’enfant réagit. On veut le bien de nos enfants, leur épargner l’inconfort, mais on les rend incapables de « dealer » avec lui lorsqu’ils y font face. Le monde des enfants est défini par des balises incohérentes d’adultes désabusés, perdus dans les injonctions sociétales et les conseils des coachs : des adultes qui peinent eux-mêmes à se gérer, à accepter leurs vulnérabilités, et qui voudraient que les enfants naissent naturellement autonomes, matures et autogérés.
Passer uniquement du bon temps ensemble, éviter les risques physiques, les aléas émotionnels négatifs, bref surfer sur une vague toujours idéale. Je ne sais pas sur quel spot vous surfez, vous, mais de mon côté, cette vague-là, elle est rare.
Prenons conscience enfin collectivement que nos enfants vivent de plus en plus dans un monde étriqué, passant d’une boîte (la maison) à une autre (l’école), transportés en autobus ou en voiture. Pas de dehors, pas de contacts avec les autres, pas d’apprentissage des difficultés de socialisation, de la gestion des conflits, de la collaboration, de l’entraide. Et pas de buttes. Plus de rois de la montagne. Rien.
Nous les privons de l’essentiel : le lien avec les autres, le lien avec la nature au dehors et le lien en eux-mêmes. Ils deviennent incapables de connaître leurs limites, leur potentiel et leurs zones de vulnérabilité. On les accuse d’être de petits monstres violents « attaqueurs d’adultes » quand c’est l’adulte et la société qui attaquent leur réalité en les privant du vital et en les gavant d’artificiel, de virtuel et « de toujours plus », ce dont ils n’ont pas besoin.
Pour compenser nos manquements à leur égard, ne soyons pas dupes. Parce que, sachez-le, dans mon bureau, une fois la porte fermée, les enfants disent leur manque du lien, leur manque de regard du parent, le manque de présence (réelle et de qualité), de soutien. Noël arrive et avec lui tout le déballage de beaux sentiments et de cadeaux luxueux qui seront vite abandonnés dans la première semaine de janvier.
Et si on réfléchissait aux véritables cadeaux que l’on pourrait faire à nos enfants en d’autres termes que ceux du capitalisme ? Revenir au lien ne coûte rien, aller dehors non plus, glisser sur une butte encore moins. Partager un temps tous ensemble, échanger nos histoires, écouter la sagesse des aînés, tout ceci, c’est inestimable. Et pas risqué. Ah oui, peut-être : le risque d’être ensemble. Enfin.



