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Idées | Le militantisme médical peut être mortel

Une vérité peut être désagréable à entendre. Ça ne la rend pas moins vraie. Il y a quelques semaines, le président du Collège des médecins a rappelé à ses membres que leurs moyens de pression contre le projet de loi 106 pouvaient affecter les patients. Des médecins ont pété les plombs. Vendredi dernier, quelques milliers d’entre eux ont voté une motion de blâme contre le président de leur ordre professionnel.

On peut chipoter sur l’écart entre les propos du Dr Mauril Gaudreault et la formulation du Code de déontologie des médecins, mais ça ne change pas l’essentiel : l’article 13 interdit bien toute « action concertée de nature à mettre en danger la santé ou la sécurité d’une clientèle ou d’une population ». La cessation de l’enseignement, qu’ont entreprise les médecins spécialistes et les omnipraticiens, entre directement dans cette catégorie.

L’article 15 du même code oblige d’ailleurs les médecins à « aider le développement de la profession par le partage de [leurs] connaissances » avec « les résidents et les étudiants en médecine ». Il ne prévoit pas d’exception pour les médecins mécontents d’une négociation collective.

L’article 3 est aussi clair : « Le médecin a le devoir primordial de protéger et de promouvoir la santé et le bien-être des individus qu’il sert, tant sur le plan individuel que collectif. »

Les médecins n’aiment pas l’entendre, leurs représentants syndicaux encore moins, mais il n’y a aucun doute que cesser l’enseignement met des patients en danger. L’effet est facile à concevoir en multipliant le millier de futurs médecins qui terminent leurs études chaque année par le nombre de patients que ces médecins verront chaque jour quand ils commenceront à pratiquer.

Si une formation en médecine vaut quelque chose par son contenu et sa durée, et si cette formation transmet aux étudiants ce qui est nécessaire pour bien soigner les patients, l’écourter ou l’alléger signifie que des connaissances ne seront pas transmises. À la marge, ça change quelque chose pour chacun des nouveaux médecins. Ceux-ci pris ensemble, ça change quelque chose pour des centaines de milliers de patients. L’expérience va finir par compenser cette lacune, mais, au départ, une partie de la formation sera manquante.

Si les moyens de pression devaient retarder le début de la pratique médicale d’une nouvelle cohorte — ce qui semble de plus en plus probable —, le résultat est encore plus facile à concevoir : on ne peut pas être soigné par un médecin qui n’existe pas encore.

Dans un système de santé au bord de l’implosion, plombé par une population vieillissante et les départs à la retraite des soignants, chaque nouveau médecin est une bouée de sauvetage. Dans une mer en furie, si on enlève des bouées, des gens vont se noyer.

Il existe un autre principe central à l’exercice de la médecine : primum non nocere. D’abord, ne pas nuire. Quand les médecins font dans le militantisme, ils nuisent. C’est possible non seulement que des patients en souffrent, mais aussi qu’ils en meurent.

***

Au Québec et ailleurs au pays, on a décidé d’avoir moins de médecins que la plupart des pays développés et de les payer beaucoup plus cher. Ce n’est pas la faute des médecins individuellement, mais les fédérations médicales sont en partie responsables des ressources énormes — près de 9 milliards — accaparées par la rémunération d’un nombre relativement peu élevé de médecins.

Face à la catastrophe qui s’annonce, le gouvernement tente des manœuvres désespérées. Comme on ne peut cloner des médecins, on tente d’optimiser leur travail. Depuis des années, les données montrent de façon répétée que la hausse de rémunération délirante dont les médecins ont profité n’a pas amélioré l’accès aux soins, et l’a peut-être même diminué.

Le gouvernement veut lier 15 % de la rémunération des médecins à leur performance. Cette approche n’est probablement pas la meilleure et les médecins ont raison de la contester. La voie choisie par les syndicats de médecins reste indéfendable du point de vue déontologique.

C’est aussi une question de responsabilité et de décence. Le médecin de famille québécois moyen gagne près de 300 000 $ par an. Pour les spécialistes, c’est en haut de 400 000 $. Bien des médecins gagnent beaucoup plus. Oui, les médecins en clinique ont des dépenses ; vous n’en croiserez quand même pas souvent aux banques alimentaires. Oui, certains médecins travaillent très fort ; beaucoup de Québécois travaillent aussi très fort sans avoir des revenus assurés dans les six chiffres élevés.

Les 15 % de la rémunération potentiellement assujettis à des indicateurs de performance représentent environ 40 000 $ pour les médecins de famille et 60 000 $ pour les médecins spécialistes, en moyenne. Dans le pire des cas, une application impitoyable d’une pénalité de 15 % laisserait les médecins très confortablement dans la zone des plus privilégiés parmi les privilégiés d’entre nous.

À la limite, compte tenu de l’état de nos finances publiques, de l’ampleur de la rémunération médicale et du coût de la vie moins élevé au Québec, il serait justifié, pour le gouvernement, de simplement supprimer 15 %. Mine de rien, ça libérerait plus d’un milliard chaque année. Les besoins ne manquent pas.

C’est injuste qu’un employeur puisse imposer de telles conditions ? Les médecins ne sont pas des travailleurs ordinaires. D’autres métiers et professions sont essentiels. Mais même parmi les plus indispensables, on en compte peu qui, de façon quotidienne, peuvent faire pencher la balance entre la vie et la mort d’un individu.

Ça vient avec certains privilèges. Un statut social enviable, un emploi garanti à vie, une rémunération de cinq à dix fois plus élevée que la moyenne des ours, un (faux) statut d’entrepreneur à client unique, qui permet de payer moins d’impôts. Ça vient aussi avec un fardeau et une responsabilité morale : on est des millions à dépendre de vous.

Vous pouvez protester. Vous pouvez contester. Vous pouvez faire valoir que l’approche préconisée par le gouvernement n’est pas la meilleure (et en proposer une qui nous aide vraiment, SVP).

Vous pouvez demander que les points litigieux soient tranchés par un tiers neutre. Vous pouvez attaquer légalement l’approche du gouvernement. Vous pouvez payer toutes les publicités que vous voulez pour faire passer vos messages (mais n’attendez plus trop de sympathie parce que nous, pauvres mortels, avons vraiment notre voyage de toujours attendre et souffrir en silence). Par contre, vous ne pouvez pas employer de moyens de pression qui, même indirectement, viendraient compromettre la santé et la sécurité de vos patients.

C’est vrai que ce gouvernement n’est pas particulièrement compétent, mais on pourrait dire la même chose des autres avant lui. Au moins, il essaie de faire ce qui aurait dû être fait il y a 10, 20, 30 ans. C’est aussi un peu votre faute, ou en tout cas la faute de ceux qui vous ont représentés et qui ont été davantage guidés par des intérêts économiques et corporatistes que par l’accès aux soins et l’adoption des meilleures pratiques. C’est plate que ça tombe sur vous, mais c’est encore plus plate pour nous.

Vous faites partie de nos meilleurs, soyez à la hauteur.

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