La chronique de Jean-François Lisée | Coucher de démocratie

Le président Frank Underwood se dirigeait vers une défaite électorale certaine. Il ne pourrait se maintenir au pouvoir que si surgissait, dans la nation, une situation d’urgence. Et comme il n’y en avait pas, il en a créé une. Il a suspendu le vote dans plusieurs États pivots, puis traficoté avec le Congrès pour se faire réélire. C’était dans la cinquième saison de House of Cards. Et ce pourrait être dans le second mandat de Donald Trump.
La transformation d’une démocratie en autocratie est une chose tragique, mais pas inédite. Dans leur livre de 2018, La mort des démocraties, les politologues américains Steven Levitsky et Daniel Ziblatt ont dégagé un mode d’emploi de l’ascension de la tyrannie en distillant les méthodes utilisées par les dictateurs en herbe d’Allemagne, d’Italie, du Venezuela, de Hongrie, de Turquie et de Pologne.
Lorsqu’on applique leurs conclusions à l’histoire qui se fait sous nos yeux aux États-Unis, le résultat est probant. D’abord, écrivent-ils, un dirigeant gagne en popularité en exploitant les frustrations économiques, sociales ou culturelles. Même s’il est lui-même très riche, il emprunte un discours anti-élite et promet des solutions radicales. C’est Trump tout craché.
Une fois au pouvoir, il érode les normes et conventions démocratiques, attise les clivages pour consolider sa base et discréditer l’opposition, souvent qualifiée de « traître » ou « ennemie du peuple ». Trump avait accusé les médias d’être les « ennemis du peuple » dès son premier mandat. Il est passé à la vitesse supérieure dans son second mandat, usant de chantage et d’extorsion pour obtenir des compagnies propriétaires de médias l’annulation d’émissions critiques de son gouvernement, comme la fin prochaine du contrat de Stephen Colbert à CBS.
La diabolisation de l’ensemble de l’opposition démocrate, entamée pendant sa dernière campagne, a atteint des sommets. La base électorale du parti démocrate est désormais officiellement décrite par la Maison-Blanche comme « composée de terroristes du Hamas, d’immigrants illégaux et de criminels violents ».
Les manifestations d’opposition à Trump, qui ont réuni cette fin de semaine entre quatre et sept millions de personnes, sont décrites comme une expression de « haine contre l’Amérique ». Trump a diffusé sur son réseau social une vidéo produite par l’intelligence artificielle le montrant à bord d’un avion de chasse larguant des excréments sur les manifestants.
Frank Underwood avait magnifié l’existence d’une organisation terroriste pour déclarer l’état d’urgence. Donald Trump et ses ministres décrivent désormais une mouvance réelle mais par essence morcelée et diffuse, les Antifas, qui font du grabuge pendant les manifestations, comme un « réseau terroriste » bien organisé et financé. Aucune preuve n’a pour l’instant été présentée, mais l’identification d’un ennemi intérieur est essentielle à la suite des choses.
Le leader autoritaire, continuent les auteurs, procède à la capture des institutions. Historiquement, le département de la Justice et le FBI étaient indépendants du pouvoir présidentiel. Désormais, ils reçoivent leurs ordres directement de Trump, ordres parfois édictés sur son réseau social, donnant la liste de ses ennemis politiques qui doivent être inculpés. Ses ordres sont suivis à la lettre. Et alors que ses ennemis sont arrêtés, ses amis sont libérés, comme les auteurs de l’insurrection du 6 janvier 2021 et, ces derniers jours, le membre du congrès et fraudeur en série George Santos.
La « capture » de la Cour suprême avait déjà été accomplie, avec la nomination de juges conservateurs ayant par exemple juré au Sénat qu’ils ne renverseraient pas le droit à l’avortement, ce qu’ils ont fait ensuite. Les juges d’instances inférieures qui résistent à la volonté présidentielle sont régulièrement intimidés.
Plus grave est la capture de la Garde nationale, des réservistes déployés sous des motifs fallacieux dans des villes démocrates comme Washington, Portland et Chicago. De tout temps, une règle a interdit à un président de déployer l’armée proprement dite sur le territoire national, à moins de déclarer l’état d’urgence. Trump a réussi en neuf mois à normaliser l’envoi de troupes de la Garde nationale et a déclaré aux généraux réunis à Washington qu’il voulait que leurs troupes « s’entraînent » dans les villes du pays. Il a procédé à plusieurs renvois dans la direction des forces armées pour y placer des généraux qui lui sont loyaux. Il a aussi brisé un tabou en évoquant publiquement son utilisation possible de l’Insurrection Act, qui lui donnerait les pleins pouvoirs.
Ce crescendo dans l’autoritarisme et l’accumulation de leviers permettant au président d’utiliser des mesures encore plus liberticides s’inscrivent dans un calendrier électoral précis. En novembre de l’an prochain, les Américains retournent aux urnes pour renouveler les membres de la Chambre des représentants et le tiers des sénateurs. La perte d’une ou des deux chambres par les républicains serait catastrophique pour Trump. Les raisons d’enclencher une procédure de destitution sont légion, à commencer par l’enrichissement personnel éhonté et transparent auquel le président se livre depuis janvier, notamment avec ses cryptomonnaies. Il veut éviter ce calvaire à tout prix.
Le plan A est de tenter de remporter l’élection grâce à un important pactole électoral et au redécoupage politiquement éhonté effectué dans plusieurs États, pour lui donner des circonscriptions sûres supplémentaires. Mais si les électeurs n’étaient pas au rendez-vous, le plan B sera disponible. L’état d’urgence pourrait être déclaré dans quelques États pivots, où on pourrait « découvrir » que les Antifas menacent le scrutin.
Ce n’est qu’une possibilité, dites-vous, pas une certitude. Posons-nous la question, s’il a le choix entre invoquer l’Insurrection Act ou subir une procédure en destitution, que fera-t-il ? À mon avis : la même chose que Frank Underwood.




