Pourquoi les médecins sont-ils travailleurs autonomes… et syndiqués ?

Les négociations entre Québec et les médecins sonnent comme un disque usé qui accroche toujours sur les mêmes notes discordantes.
Publié à 5 h 00
C’est un vieil air de 1970.
À l’époque, le ministre de la Santé Claude Castonguay s’apprête à créer le régime universel d’assurance maladie. Or, son projet est sérieusement compromis par une grève des médecins spécialistes. Craignant de perdre leur autonomie professionnelle, ils rejettent tous compromis. Certains quittent même la province.
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Le ministre de la Santé Claude Castonguay (à gauche) et le PDG de la Régie de l’assurance maladie, Robert Després, en octobre 1970
Soudain : coup de tonnerre. Le ministre du Travail Pierre Laporte est enlevé par le Front de libération du Québec. On le retrouve mort la semaine suivante. En pleine crise d’Octobre, l’opinion publique bascule contre les médecins qui paralysent le système de santé1.
Finalement, Québec adopte une loi qui impose le retour au travail et précise les contours du tout nouveau régime public.
Mais pour faire passer la pilule, les médecins demeurent des travailleurs autonomes rémunérés à l’acte, sans obligations de résultats collectifs, malgré le fait qu’ils n’ont qu’un seul véritable client : l’État.
Depuis 2007, ils peuvent même s’incorporer, ce qui leur permet de différer une importante facture d’impôt.
Tout en jouissant de la flexibilité de leur statut d’entrepreneur, les médecins négocient leurs conditions de travail derrière le bouclier de puissants « syndicats ».
C’est le meilleur des mondes.
Pour tenir tête au ministre de la Santé Christian Dubé, ils se sont permis de faire une grève de l’enseignement qui aura de lourdes conséquences pour les étudiants et la population. Et quand le Collège des médecins leur a courageusement rappelé leurs devoirs, ils ont eu le culot de réclamer la tête du patron de leur ordre professionnel, dont la mission est la protection du public.
Tout ça pour dire que le statut hybride des médecins, qui aurait dû être temporaire, n’a jamais cessé de créer des tensions depuis 55 ans.
Les médecins ont voulu s’autogérer. Mais leur manque d’intégration dans le système de santé est en grande partie responsable des échecs à répétition des réformes qu’on a voulu mettre en place. Pensez seulement aux CLSC que les médecins ont boudés, refusant d’être de simples salariés au sein d’un groupe multidisciplinaire.
Avec la loi spéciale présentée vendredi, Québec va finalement récupérer son droit de gérance sur la rémunération des médecins. C’est l’élément fondamental de la réforme de Christian Dubé, encore plus que les fameuses cibles de performance dont on a tant parlé.
C’est ce qui lui permettra de reconfigurer le système de santé, en passant outre l’opposition des lobbys médicaux.
Reste à voir si la loi passera le test des tribunaux.
Depuis une décision de la Cour suprême (arrêt Saskatchewan), les gouvernements ne peuvent plus imposer des conditions de travail sans négociation. Sauf que les médecins ne sont pas dans le même contexte que des salariés subordonnés à leur employeur. D’ailleurs, le gouvernement du Québec a eu gain de cause lorsqu’il a voulu leur imposer des Plans territoriaux d’effectifs médicaux (PTEM, anciennement PREM)3.
Comme les frictions avec les médecins sont constantes, une clarification des enjeux juridiques sera la bienvenue.
Grève, menace, loi spéciale… Nous sommes en 2025 et c’est toujours la même chanson.
On se retrouve à couteaux tirés, alors que la réforme est plus consensuelle qu’on le pense.
La rémunération à l’acte a montré ses limites. Elle est affreusement complexe. Elle nuit au travail en équipe multidisciplinaire. Elle est moins efficace pour la prise en charge des maladies chroniques et pour la prévention.
Après des hausses substantielles depuis 2010, les médecins québécois sont parmi les mieux payés au Canada en tenant compte du coût de la vie (414 000 $ pour les omnis en équivalent temps complet, 548 000 $ pour les spécialistes). Pourtant, cela n’a pas permis d’augmenter la prestation de services, au contraire4.
On ne peut pas continuer ainsi.
Des pays comme le Royaume-Uni ont imposé la rémunération à salaire. Québec mise sur la capitation, qui prévoit le versement d’un montant forfaitaire par patient, modulé selon la complexité du cas. Ce virage est nécessaire. Les autres provinces sont plus avancées que nous.
Mais on peut comprendre la colère des médecins à qui le gouvernement demande de prendre en charge toute la population, sans leur garantir les ressources pour y arriver. De plus, 15 % de leur rémunération sera reliée à des cibles de performance qui restent floues.
Un heureux compromis consisterait à relier ces cibles à des mesures de qualité des soins (ex : réadmission à l’hôpital, taux de vaccination), en misant sur la valeur plutôt que sur le volume de soins fournis, comme bien des experts le recommandent.
Le ministre Dubé a voulu aller trop vite. Il a manqué de tact. Mais les fédérations ont aussi manqué d’ouverture, en rejetant le projet en bloc. Elles ont accepté la médiation à reculons, en continuant de réclamer l’arbitrage, en maintenant leur grève.
La Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) et la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) en ont toujours mené large. Si on avait une seule fédération, comme dans les autres provinces, ce serait déjà moins compliqué.
Aujourd’hui, Québec sort la massue pour forcer les médecins à suivre ses consignes : recours disciplinaire, perte d’années de pratique, dispositions pénales, amendes…
Cette collaboration forcée augure bien mal pour la mise en œuvre d’un changement majeur du mode de rémunération qui est souhaitable. Comme l’était l’implantation du régime d’assurance maladie en 1970.
1. Pascal Mailhot, Marie-Michèle Sioui, L’indomptable Mammouth, Édition Somme Toute Le Devoir, 264 pages.
2. Consultez un mémoire rédigé par Mélanie Bourassa Forcier, professeure en droit, dans le cadre des consultations entourant l’adoption du projet de loi 106
3. Consultez le rapport « Évolution récente de l’offre de services médicaux et de la rémunération des médecins au Québec »



