Loi spéciale du gouvernement Legault | Je crains la désertion des médecins

Notre relation avec les médecins est paradoxale dans ce demi-pays de médecine étatisée et (principalement) payée par les fonds publics.
Publié à 5 h 00
D’un côté, à hauteur de patient, le médecin est apprécié, remercié. Quand il est là, pour les grands et pour les petits bobos, nous l’apprécions énormément. Comme journaliste, j’en ai été mille fois témoin. Comme citoyen aussi.
De l’autre côté, comme groupe, les médecins ne suscitent pas une immense sympathie. Pour le public, les médecins sont surpayés. Pour les administrateurs de la santé, les médecins sont irritants : ils font (à peu près) ce qu’ils veulent. Pour le politique, négocier avec les deux fédérations de médecins est comme une coloscopie à froid.
Je vais quand même, ce matin, plaider leur cause.
La loi 2 a été adoptée sous bâillon par le gouvernement Legault vers 4 h dans la nuit de samedi, à 63 voix contre 27. Son huitième bâillon depuis son arrivée au pouvoir. Ce n’est pas un projet de loi comme les autres.
Lisez l’article « Rémunération des médecins : la loi spéciale adoptée sous bâillon »
Il impose aux médecins leurs conditions de rémunération jusqu’en 2028, il impose des objectifs de performance à 15 % de leur rémunération et il crée un cadre répressif qui empêche tout moyen de pression, enquêteurs à l’appui – il y aura une « Police des docteurs » pour s’en assurer.
Les médecins sont très bien payés. J’ai critiqué il y a une dizaine d’années cet état de fait créé par les choix successifs de gouvernements péquistes et libéraux : une des provinces les plus pauvres (nous) avait fait de nos médecins les mieux payés au pays. Personne ne va pleurer sur le sort des médecins. Je le sais bien.
Quand tu gagnes 500 000 $ comme médecin spécialiste, pester parce que tu risques de perdre 10 %, 15 % de ta rémunération, disons que personne ne va se battre dans les autobus pour t’appuyer.
Mais il faut rappeler certains faits, quand même.
D’abord, les médecins ont accepté ces dernières années de verser une partie de leur rémunération, pour qu’elle soit réinvestie dans l’IPAM, une bibitte gouvernementale visant à améliorer les soins. Le cash dort dans les coffres de ladite bibitte, pas entièrement dépensé.
Ensuite, le principe de lier la rémunération à des objectifs de performance n’est pas fou en soi. Mais les objectifs de performance sont sectoriels : vous pouvez être le médecin le plus performant de la province et être pénalisé si votre groupe de médecins de référence (territorial, par exemple) n’atteint pas lesdits objectifs. Les médecins trouvent ça injuste. Je les comprends.
Les médecins citent toutes sortes d’obstacles à leur productivité qui ne dépendent pas d’eux : pénurie de personnel pour ouvrir des salles d’opération, systèmes informatiques désuets (pour lire de l’imagerie, pour faire des rappels de rendez-vous), manque d’équipement de pointe. La liste est longue et la responsabilité est celle du ministère dirigé par Christian Dubé.
J’ajoute : le budget de la Santé est de 62 milliards, en croissance constante. L’enveloppe de rémunération des deux fédérations de médecins (de famille et spécialistes) est de 9 milliards de dollars.
Une bonne portion, mais pas la plus grosse.
Dire que « tout » le budget va aux médecins est fort de café.
Je vous dis tout ça pour le contexte. Je sais que je ne convaincrai pas grand monde, surtout chez ceux qui pensent que le système fonctionne mal à cause des médecins.
Je n’ai jamais vu les médecins comme ça. Si…
J’allais dire « si fâchés ».
Mais c’est pas ça. Enfin, pas juste ça. En 2015, la négo des deux fédérations de médecins avec le gouvernement libéral avait été musclée.
J’avais alors écrit sur l’absurdité de faire de nos médecins les mieux payés au pays, alors que nous étions une des provinces les plus pauvres, conséquence de décennies de choix politiques libéraux et péquistes.
Ils m’avaient écrit, justement, fâchés.
Mais juste fâchés.
Dix ans plus tard, le sentiment est différent. Plus diversifié. Les médecins qui m’écrivent et à qui je parle ne sont plus seulement fâchés. Ils sont tristes, démotivés, frustrés, vindicatifs, aigris : cette négo interminable pour renouveler leurs enveloppes de rémunération a créé, je le crains, une génération de médecins qui vont faire le strict minimum.
J’ai dit : une « négo ». Les médecins croient qu’il n’y a pas eu de négociation. Est-ce une négo si, parallèlement, je vous menace d’un projet de loi (106) que le gouvernement va imposer s’il ne gagne pas ce qu’il veut à la table de négociations ? Je laisse le lecteur décider.
Encore là, j’écris cela et j’entends l’écho cynique de l’exaspération de nombre de mes concitoyens : Ils sont bien payés. Qu’ils travaillent !
Si seulement c’était si simple.
La majorité des médecins, justement, travaillent. Et ils travaillent fort, de longues heures, dans un système qui tombe en miettes. Si le système de santé tousse, c’est à cause d’un ensemble de facteurs. Très certainement pas « à cause » des médecins.
Là, la loi spéciale va imposer une prise en charge de tous les Québécois. Formidable, nous serons tous « pris en charge »… Mais j’ai bien hâte de découvrir si être « pris en charge » se traduira par « voir un médecin » !
Christian Dubé promet que oui, dès le 1er janvier 2027.
Christian Dubé ne sera alors plus ministre de la Santé, vraisemblablement.
Si ça ne marche pas, il ne sera plus là pour en répondre.
Les médecins ont le sentiment, en sortant de cette négo, que le gouvernement Legault s’est servi d’eux pour faire oublier que la CAQ, à son arrivée, promettait de tout corriger dans le système de santé.
Et là, à la dernière année du règne de François Legault, le gouvernement sort le gourdin d’une loi spéciale non seulement pour imposer leur rémunération jusqu’en 2028, sans hausses, mais pour créer une sorte de « Police des docteurs » pour s’assurer que personne ne pense continuer à protester…
Ou même démissionner !
C’est… spécial.
Spécial si vous êtes comme moi : pas médecin.
Un crachat en pleine face, si vous êtes médecin.
Je reçois depuis quelques semaines des messages de médecins désabusés par le discours du gouvernement face aux médecins. Et depuis deux jours, ça n’arrête pas.
Chaque message, en toutes lettres ou entre les lignes, dit la même chose : je vais désormais faire le strict minimum, ni plus ni moins.
Certains parlent aussi de s’exiler au Nouveau-Brunswick, en Ontario, aux États-Unis.
Je ne sais pas si c’est du bluff. Je sais que nous n’avons pas le luxe, dans ce Québec vieillissant, de perdre des médecins.
Une radiologiste, en région, me raconte ses gardes de jour et de nuit, dans son hôpital et dans deux autres où il n’y a pas de radiologiste, l’immense territoire à couvrir, l’équipement désuet qui la rend moins productive : « Quarante minutes pour télécharger un examen comparatif : c’est pourtant essentiel dans mon domaine… »
Elle m’a écrit vendredi soir, alors que le gouvernement imposait au Parlement sa loi spéciale.
Va-t-elle quitter le Québec ?
Elle envisage de pratiquer dans d’autres provinces. Peut-être travailler en « téléradiologie » à l’international : une telle chose existe.
Et si elle ne part pas physiquement, elle va partir dans sa tête : « La loi 2, me dit-elle, c’est juste la goutte de trop. J’adore mon travail. Je veux faire ça toute ma vie. Je ne veux simplement pas exercer dans un milieu autoritaire et destructeur. »
Elle cite Le déserteur de Boris Vian :
C’est pas pour vous fâcher
Il faut que je vous dise
Ma décision est prise
Je m’en vais déserter
Je pense juste que nous n’avons pas les moyens que nos médecins désertent, physiquement ou mentalement.
J’ai bien peur que la loi 2 les pousse exactement à ça.




