Idées | L’exode médical n’est pas un mythe, il est déjà en cours
Depuis quelques jours, le Dr Michel Bureau, ex-sous-ministre associé à la Santé, affirme publiquement que l’exode des médecins ne se produira pas et qu’il s’agirait essentiellement d’un mythe. Pourtant, sur le terrain, dans un grand centre hospitalier universitaire comme le nôtre, nous observons exactement l’inverse : cet exode se profile déjà à l’horizon.
Comme président du Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens (CMDP) du CHU de Québec–Université Laval et chef du plus grand département d’anesthésiologie de la province, je suis témoin de médecins hautement qualifiés qui, ces jours-ci, demandent des références et effectuent des visites exploratoires dans d’autres provinces, dans l’intention de quitter le Québec. Les équipes sont fragilisées. Les risques de ruptures de service sont réels.
À l’Assemblée nationale, le député André Fortin a récemment cité des données que j’ai transmises aux chefs de service de notre établissement concernant les départs, les retraites devancées et les réductions d’activités liées à la loi 2. Le premier ministre François Legault a répliqué qu’il pourrait s’agir là d’une tactique « syndicale ».
Or, il est essentiel de préciser que je ne représente aucun « syndicat ». Mon rôle, défini par la loi, est strictement professionnel : conseiller la direction sur l’organisation clinique, la qualité et la sécurité des soins. Lorsque je documente des risques pour la continuité des services, je ne mène pas un combat corporatiste. Je remplis la responsabilité légale et éthique qui incombe à tout conseil professionnel et à tout chef de département.
Au cours des dernières semaines, le CMDP du CHU de Québec–Université Laval a réalisé un recensement interne auprès de ses chefs de service. À ce jour, 56 services sur 78 nous ont transmis des données. Plusieurs médecins ont préféré ne pas répondre, craignant les sanctions prévues à la loi 2 en cas de baisse d’activité. Les résultats doivent donc être vus comme des estimations minimales.
Même avec cette prudence, le portrait est préoccupant : 52 retraites devancées, 63 départs de l’établissement ou du réseau public (hors retraites), 84 réductions majeures d’activités cliniques, d’enseignement ou administratives. Pour un établissement d’environ 1400 médecins, cela signifie qu’au moins 200 d’entre eux envisagent une modification significative de leur engagement.
Ces données ne reflètent pas une fuite spectaculaire du jour au lendemain, mais un glissement continu et cumulatif : retraites avancées, départs isolés, retours de formations surspécialisées remis en question, recrutements annulés. Ce sont précisément ces mouvements graduels, mais répétés, qui fragilisent les services de troisième et quatrième lignes bâtis sur des équipes hautement spécialisées.
Dans plusieurs secteurs de médecine et de chirurgie spécialisées, des collègues ont amorcé des démarches concrètes pour obtenir des postes ailleurs au Canada ou pour réduire leur pratique clinique, administrative ou universitaire.
Un autre signal inquiétant émane de nos collègues en formation complémentaire à l’extérieur de la province : plusieurs hésitent à revenir au Québec, et des candidats réorientent déjà leur choix vers d’autres provinces en raison du climat créé par la loi 2 et des conditions actuelles de pratique.
Il est légitime de débattre des données, de les contester, de les comparer. Ce qui l’est moins, c’est de balayer les signaux du terrain sous prétexte qu’ils ne cadrent pas avec l’analyse d’un ancien haut fonctionnaire aujourd’hui à la retraite.
Je ne parle pas au nom de tous les médecins du Québec. Je témoigne de ce que nous observons dans un grand centre hospitalier universitaire : un effet démobilisateur tangible, une inquiétude croissante pour l’avenir de certains services et une réelle tentation — pour plusieurs — de réduire leur engagement ou de le déplacer ailleurs.
Ces constats ne sont ni partisans ni « syndicaux ». Ils sont cliniques et organisationnels.
Comme président d’un conseil professionnel et chef de département dans un grand centre hospitalier universitaire, mon devoir n’est pas de rassurer à tout prix ni d’alarmer inutilement : il est de décrire, avec honnêteté, la réalité que vivent les équipes.
Au lieu d’opposer un « mythe de l’exode » à une « catastrophe annoncée », nous gagnerions collectivement à regarder les données avec lucidité, à écouter les chefs de service et les conseils professionnels, et à adapter les politiques publiques en conséquence.




