Idées | La précarité comme politique migratoire

« Je ne veux pas être un numéro, je veux qu’on me prenne en compte. » Ces mots, prononcés par mon amie Nika, résonnent encore dans ma tête. Neuf ans qu’elle vit à Montréal, à payer ses impôts, à travailler, à apprendre le français, à bâtir une vie… Et pourtant, elle risque l’expulsion.
Moi aussi, je suis arrivée en 2017. En 2021, je suis devenue résidente permanente grâce au Programme de l’expérience québécoise (PEQ), puis citoyenne en 2024. Parcours semblables, destins différents. Pourquoi ? Parce qu’au Québec, l’intégration ne dépend pas toujours de l’effort, mais du statut administratif.
Et ce statut relève trop souvent du hasard. C’est comme jouer au loto : être au bon endroit, au bon moment, cocher les bonnes cases, avoir de la chance. Les programmes d’immigration changent fréquemment, sans préavis et parfois même de façon rétroactive, et chaque virage peut faire basculer les projets de vie de milliers de personnes déjà établies ici. En 2024, le gouvernement québécois a suspendu sans avertissement le PEQ pour les diplômés. La même année, Ottawa a brusquement fermé le volet direct pour les études, sans accorder le moindre délai aux candidats.
Nika travaille depuis près de neuf ans dans un restaurant du Mile End comme cheffe et gérante. Diplômée en gastronomie spécialisée en cuisine préhispanique, elle était propriétaire d’un restaurant à Mexico. Le mois dernier, sa demande de renouvellement de permis de travail a été refusée. Motif ? Son salaire est inférieur au nouveau seuil de 36 $ l’heure imposé par la Coalition avenir Québec (CAQ) à Montréal et à Laval.
Elle comptait aussi sur le PEQ, qui permettait aux travailleurs et aux étudiants étrangers de devenir résidents permanents après quelques années au Québec, mais ce programme a été suspendu, puis soudainement annulé en novembre, sans préavis.
Le PEQ n’était pas parfait. On parle peu des tests médicaux, des formulaires à répétition, des frais, des équivalences, des lignes saturées, du silence administratif. Moi, j’ai attendu un an et demi juste pour savoir si ma demande avait été reçue. Un an et demi de vie en suspens, d’anxiété silencieuse, de nuits blanches et d’incertitude.
Samedi dernier, j’étais à la manifestation pour le maintien du PEQ. Plus de 2000 personnes rassemblées au centre-ville. Une mère, bébé de six semaines dans les bras, m’a confié en larmes qu’elle ne savait même pas si son enfant aura le droit de grandir dans le pays où il est né. Des éducatrices, des cuisinières de centres de la petite enfance sont aussi menacées de départ malgré leurs emplois essentiels. Chez mes amis au statut temporaire, l’insécurité gagne du terrain. L’inquiétude et la peur deviennent le quotidien.
Pour le gouvernement, ce ne sont que des numéros. Des quotas. Des profils. Pourtant, ce sont des gens. Rien n’est garanti, même quand on respecte chaque règle. Depuis mon arrivée, j’entends : on veut une immigration francophone, utile, discrète. Mais être un « bon immigrant » ne suffit pas. Une règle change, et tout s’effondre. Ce durcissement étouffe aussi les PME du Québec. En 2024, près de 49 % peinaient à recruter, selon la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante. Dans certains secteurs, c’était jusqu’à 77 %. Pourtant, la CAQ complique l’embauche de travailleurs étrangers, même en région. Et pendant qu’on limite l’accueil, on prétend mieux accueillir.
Tout cela alimente un discours opportuniste. Le gouvernement pointe les migrants du doigt pour la crise du logement, l’itinérance, la pression sur les services. Pourtant, l’écrasante majorité d’entre eux travaillent, paient des impôts, contribuent. Ils financent un système qui les précarise. Ils ne voteront pas, alors, pourquoi les écouter ? On aime se rassurer : nous, on n’a pas d’ICE, pas de rafles filmées. Mais, au bout du compte, le résultat est le même : on précarise et on expulse des personnes pleinement intégrées, des membres de notre société, par une violence froide, bureaucratique et silencieuse.
Mais le Québec, c’est aussi une terre de luttes et de solidarité. On ne laisse personne derrière. Surtout quand on sait que cela aurait pu être soi.
Ne tournons pas le dos à celles et ceux qui ont tout abandonné pour bâtir leur vie ici. C’est en les soutenant que nous serons fidèles aux valeurs dont nous nous réclamons. Céder à un discours opportuniste, en quête de coupables parmi les plus vulnérables, ce n’est pas seulement trahir les immigrants, c’est aussi trahir les valeurs mêmes sur lesquelles le Québec prétend se construire.
N’effaçons pas ces vies. Ni pour une logique comptable ni pour protéger une identité figée. Quand on cible les plus vulnérables, c’est souvent pour éviter de s’attaquer aux vrais problèmes. Aujourd’hui, alors que les règles changent sans préavis, sans offrir ni recours ni reconnaissance, cette angoisse que vivent Nika et des milliers d’autres n’est pas une anomalie : c’est un choix politique.



