Décès du photographe Jacques Nadeau

Le réputé photoreporter Jacques Nadeau est mort mercredi à Montréal d’un cancer généralisé. Avec ses appareils photo en bandoulière et sa cigarette au bec, ses jeans élimés, ses bottes de cow-boys et sa chemise ouverte, il conservait sa dégaine inimitable, même arrivé à l’âge où sa tête était devenue chenue.
« Jack » avançait toujours à grandes enjambées, ne se pliant d’office à aucune consigne, photographiant le monde à sa manière. « Si tu es prêt à accepter des ordres, à tout écouter ce qu’on te dit de faire, change de métier », disait-il dans une ultime conversation dans sa chambre d’hôpital. Il était âgé de 72 ans.
« Je l’appelais “mon chat sauvage”, raconte, émue, la chroniqueuse Josée Blanchette. Pendant plus de 30 ans, il s’est occupé de mes histoires, même si ce n’était pas des nouvelles, pas de l’actualité. C’était le seul que je pouvais appeler quand je voulais, n’importe quand. Il était toujours prêt à partir. »
La photographie fut le moteur de sa vie. « Il détestait tout ce qui était lissé, organisé, formaté. Il maudissait les attachés de presse, poursuit Josée Blanchette. C’était un rebelle qui vivait et respirait uniquement pour sa photo. »
« C’est sûr que je fonctionnais à l’instinct, que j’étais un peu rebelle », admettait volontiers Jacques Nadeau, tout en précisant qu’il n’était pas que cela. « Je pouvais être très doux aussi… Dans ma vie personnelle, j’étais bien moins décidé et moins carré que comme photographe. »
Un regard libre
Jacques Nadeau est entré au Devoir au début des années 1990, au moment où le journal se redéfinissait sous une direction assumée désormais par Lise Bissonnette. Selon cette dernière, Jacques Nadeau avait « un regard libre » hors du commun. « Il parlait peu, photographiait sans pause. Il aura été, pour moi, l’un des plus fidèles à l’esprit de nos lieux, en particulier dans les moments difficiles. À distance de nos discours vertueux sur Le Devoir, il aimait le journal et y demeurait. »
Au Devoir, Jacques Nadeau fut le premier à passer entièrement à la photographie numérique. Ses gros appareils, il les envisageait comme de simples outils ; son matériel tenait à grand renfort de ruban adhésif. Et de son corps, il ne semblait pas se soucier davantage.
André Pichette, un temps son collègue à La Presse canadienne, observe que l’arrivée de Jacques Nadeau au Devoir a littéralement changé l’image du journal. « Il était formé à l’esprit des agences de presse. Oui, il répondait à des commandes, mais il s’affectait à toutes sortes de choses. Alors on le voyait partout. Et ses images, on les reconnaissait. Elles rehaussaient le journal. »
Sur toutes les scènes où il partait en reportage, Jacques Nadeau avait l’art unique de bien se placer, même s’il devait se montrer téméraire pour parvenir à ses fins. « Jacques Nadeau pouvait se jeter par terre, monter sur des tables, bousculer tout le monde, juste pour avoir la photo qu’il voulait », se rappelle Marie-Andrée Chouinard, rédactrice en chef du Devoir. « À Churchill, il s’était organisé pour photographier des ours polaires de près. Le gars qui nous accompagnait était inquiet ; il le suivait avec sa carabine pour le protéger… »
Au volant de ses vieilles bagnoles, véritables cendriers montés sur roues, Jacques Nadeau semblait toujours avoir la tête ailleurs. En route pour une affectation, il multipliait les changements de voie sans prévenir les autres automobilistes de ses intentions. Devant les feux rouges, on l’aurait cru daltonien. Le téléphone rivé à une oreille, la cigarette aux lèvres, il cherchait en même temps, sous son banc ou dans le coffre à gants, quelque chose qui, le plus souvent, ne s’y trouvait pas.
Tous les journalistes partis avec lui en reportage ont eu un jour ou l’autre la certitude qu’ils n’en reviendraient pas vivants. Et ce n’est pas seulement sa conduite automobile qui était parfois erratique ; l’homme était par moments difficile à suivre.
« Il savait pressentir ce qu’il adviendrait d’une situation, raconte encore Josée Blanchette. Et quand il n’y avait pas de mouvement, il n’hésitait pas à en provoquer ! Pour lui, une photo plate, c’était impensable. »
Jusqu’à sa retraite, à la fin de l’année 2023, après 46 années passées à conjuguer le monde à l’imparfait de ses objectifs, Jacques Nadeau aimait encore et toujours cadrer et serrer ses sujets de près. On aurait pu penser qu’il ne se sentait jamais assez près de ses sujets. À cette fin, il affectionnait un objectif grand-angle qui le conduisait à se trouver sous le nez de ceux qu’il entendait photographier et, forcément, à se placer dans le champ visuel de ses concurrents. Il était aussi un adepte de lourds téléobjectifs qui, pour des portraits, lui permettaient d’aplanir les décalages dans la profondeur de champ et de ramener sur un même plan une suite d’informations visuelles.
Ce n’était ni un technicien ni un magicien de la lumière, plutôt un amoureux de l’instant, de l’action, du moment capable de dire beaucoup dans une forme simple.
Pour parvenir à ses fins, l’éthique journalistique de ce téméraire était parfois élastique. « Un jour, il avait décidé qu’il fallait absolument entrer dans un bâtiment du côté de Saint-Eustache. Mais le bâtiment était cadenassé », se souvient le journaliste Stéphane Baillargeon. N’écoutant que lui, le photographe avait trouvé en moins de deux un pied-de-biche, avec l’intention ferme de faire céder l’obstacle… Ses pratiques peu orthodoxes ont suscité à l’occasion les remontrances de certains de ses supérieurs.
La Californie
Sans même un diplôme d’étude secondaire en poche, Jacques Nadeau avait d’abord travaillé un peu comme bûcheron. Il s’était inscrit dans un programme naissant de journalisme au cégep de Jonquière. Puis il était parti, encore très jeune, au début des années 1970, vivre du côté de la Californie. Ce pays ensoleillé était le symbole d’un nouveau mode de vie pour toute une génération. Là-bas, il vendit quelques photos au journal Le Soleil. Ce qui l’aida un peu à financer son séjour. « J’ai eu de la chance que ma mère me laisse partir en Californie ! »
La famille de Jacques Nadeau a vécu dans la Basse-Ville de Québec. « Je n’avais rien à moi, comme mon frère Michel. »
Décédé en 2021, Michel Nadeau fut longtemps journaliste économique au Devoir, avant de devenir un administrateur chevronné et réputé. « Nous étions très différents », disait Jacques Nadeau avec ce léger sourire en coin bien à lui.
À la différence de ce frère qu’il chérissait, Jacques ne semblait jamais avoir un sou à lui. Et ne semblait pas tellement s’en soucier non plus. Il vivait de tout temps dans une sorte de dénuement matériel. « La première fois que je suis allé chez lui, au début des années 1990, j’avais été un peu surpris, affirme son ancien collègue André Pichette. Il y avait un matelas jeté par terre. Des vêtements autour. Rien d’autre. Ce n’était pas un endroit pour vivre, tout juste pour dormir. Il s’en foutait… Seule comptait pour lui la photographie. »
« Jeune, je ne savais pas ce que je voulais faire », racontait Jacques Nadeau. En marchant et en photographiant en Californie, a-t-il expliqué lors d’une dernière conversation, il avait appris à se passionner pour ce métier. « J’ai vécu à peu près un an à San Francisco. J’avais installé une chambre noire. Je marchais… Je faisais de la photo. Je marchais… C’est la photo qui m’a trouvé. »
De retour au Québec, il continue. « Je n’ai jamais raconté ça, vraiment, mais ce sont des amis mécaniciens qui m’aidaient à vivre, qui me payaient… Je faisais des photos d’eux, pour eux. Puis, ils me donnaient 10 $ la photo… Je n’avais rien, pas une cenne… »
Jacques Nadeau débute dans le métier comme pigiste. L’effervescence indépendantiste, consécutive à l’élection du Parti québécois en 1976, braque plus que jamais les projecteurs sur Québec : ces circonstances vont lui être favorables.
Les images d’agence de Jacques Nadeau sont vite reprises partout. Ses images sont publiées au Canada, mais aussi à l’étranger, notamment dans les pages du New York Times. Certaines deviennent célèbres. Le regard qu’il pose en particulier sur René Lévesque va participer à la création de l’aura du premier ministre. Son cliché en noir et blanc d’un Lévesque jouant au billard constitue l’une de ses photos iconiques. Il trouvera plus tard en Jacques Parizeau, de même qu’en plusieurs autres figures politiques, de fervents admirateurs.
Le photographe possédait une sorte de liant naturel qui lui permettait, avec une facilité déconcertante, d’entrer en contact avec à peu près tout le monde, bien au-delà des seuls milieux politiques. S’il a travaillé à l’occasion à l’étranger, dont en Haïti, en Israël ou au Sri Lanka, ce sont d’abord ses images du Québec qui le définissaient. Ses livres en témoignent.
Dans Le Québec. Quel Québec ? (2003), il dresse un portrait de sa société au début du nouveau millénaire. Avec Carré rouge (2012), il saisit la ferveur et la colère d’une jeune génération en colère. Photos trouvées (2015) propose un parcours de son travail de photographe à la suite d’un nébuleux vol chez lui des disques durs qui contenaient nombre de ses images. Dans Vénérables (2024), son dernier livre, il éclaire la dignité silencieuse des aînés qui ont traversé le siècle, passant de figures notables comme Guy Rocher ou Kim Yaroshevskaya à de parfaits inconnus.
L’homme ne courrait pas après les honneurs, mais il a remporté plusieurs prix Antoine-Desilets, de même que le prix du National Newspaper Awards de la meilleure photo d’actualité. En 2004, il a été nommé Communicateur de l’année par l’Association internationale des professionnels de la communication. Dans les médias, il était régulièrement invité à communiquer ses vues sur la photographie.
Une longue marche
Pour Brian Myles, le directeur du Devoir, Jacques Nadeau « était un journaliste qui se révélait derrière un appareil photo, là où d’autres, dans le milieu, s’appuyaient sur un stylo. Comme tous les bons journalistes, il était animé par la curiosité et la volonté de témoigner du monde autour de lui. »
En Jacques Nadeau, les lecteurs du Devoir trouvaient, assure M. Myles, « un gars de terrain redoutable, acharné, un pisteur de nouvelles, un capteur d’émotions à fleur de peau ». Selon lui, Jacques avait compris l’essentiel du métier, à savoir que « le journalisme, c’est l’art d’aller à la rencontre des gens, sur le terrain ».
En plus de ses collègues et amis, Jacques Nadeau laisse dans le deuil sa fille Virginie.
Au crépuscule de sa vie, prostré dans sa chambre d’hôpital, Jacques Nadeau répétait qu’il avait aimé marcher jour après jour pour photographier. « Tu n’as pas idée comment j’ai marché dans ma vie ! Des fois, souvent, je courais. Vous m’avez vu courir au journal ! Mais j’ai surtout marché. J’ai eu la chance de rencontrer un jour la photographie. C’est elle que j’ai le plus aimée. Je regrette qu’elle m’abandonne… je l’aimais encore. »




