Réforme de la rémunération des médecins | Un bâillon au Ministère aussi ?

(Québec) Il y a le bâillon au Parlement pour mater les médecins. Mais tout semble indiquer qu’il y en a un autre, au ministère de la Santé et des Services sociaux, autour de la réforme controversée.
Publié à 5 h 00
Le Ministère a montré la porte à un haut fonctionnaire et à une médecin-conseil pour avoir exprimé des réserves et des mises en garde au sujet du projet de loi 106 visant à réformer le mode de rémunération des médecins, selon leur témoignage.
Deux courriels qui circulent parmi un groupe de fonctionnaires, et que La Presse a obtenus, ont mis la puce à l’oreille. L’un signé par Martin Forgues, l’autre par Emmanuelle Britton. Ils y évoquent tous deux la fin de leur contrat annoncée « de manière inattendue » et « de façon aussi soudaine qu’imprévue ».
Ils ont accepté de raconter leur expérience.
Cadre supérieur dans le réseau de la santé, Martin Forgues était en « prêt de service » au Ministère depuis 18 ans. « J’ai orchestré pour l’ensemble du Québec le déploiement des CRDS [centres de répartition des demandes de services] et des GAP [guichets d’accès à la première ligne], donc les mécanismes d’accès au système. Alors je connais très bien les enjeux que nous avons au niveau de l’accès à la médecine spécialisée et à la médecine de famille. »
Il était jusqu’à récemment directeur général adjoint responsable de la gestion des effectifs médicaux, de l’accès à la première ligne et de l’accès à la médecine spécialisée. Il avait été désigné pour accompagner le Conseil du trésor dans les négociations avec les fédérations médicales. Mais il n’avait pas été mis dans le coup pour la préparation du projet de loi 106 du ministre Christian Dubé.
Sans vouloir entrer dans le détail de discussions confidentielles, il dit avoir soulevé auprès de ses supérieurs des « incohérences » dans la réforme déposée en mai.
Comment, par exemple, imposer des indicateurs liés à la performance quand certaines données pour la mesurer ne sont ni complètes ni totalement fiables ? Comment promettre l’ajout de personnel pour appuyer les médecins autrement qu’en se préparant à « vider » d’autres secteurs du réseau de leur main-d’œuvre ?
Au cours des 18 dernières années, « j’étais habitué [au fait] qu’on pouvait exprimer clairement des mises en garde », précise M. Forgues. Il l’avait fait lors de l’instauration d’au moins un autre programme. Sans souci. « Je n’ai eu que des évaluations qui dépassaient les attentes. »
Puis, le 20 juin, le sous-ministre adjoint Stéphane Bergeron « me rencontre en me disant que le cabinet du ministre, et du sous-ministre en titre, était insatisfait, raconte M. Forgues. Il m’a dit qu’il y avait un inconfort parce que je posais trop de questions au sujet du projet de loi 106. Et dû à mon malaise vis-à-vis le projet de loi 106, il prenait la décision difficile de mettre fin à mon prêt de service. Il conclut en me disant qu’il n’a rien contre moi, mais que là, ça créait trop de turbulences, les questions que je posais ».
Pourtant, à la Santé, on avait toujours pu « au moins débattre », selon lui. Autrement, « je n’aurais pas fait 18 ans au Ministère ! », lance-t-il. « J’ai quand même eu Gaétan Barrette comme ministre ! »
Et Christian Dubé ? « J’appréciais énormément travailler avec lui au début. Il était en mode écoute. Mais ça a empiré dans les deux dernières années. Il n’écoute plus personne. Il est la voix de la vérité. »
Les ministres « sont là pour prendre les décisions, et je n’ai aucun problème avec ça. Mais on pouvait aller jusqu’au bout avec les autres ministres, discuter sur le fond, et ensuite ils tranchent. C’est là la nuance ».
Un choc total
La Dre Emmanuelle Britton dit avoir toujours agi en s’inspirant de la devise des fonctionnaires fédéraux : « Fearless advice, loyal implementation ». Conseiller sans peur, mettre en œuvre avec loyauté.
« J’ai toujours été by the book, respectueuse », dit cette médecin de famille de l’Outaouais. Elle était directrice adjointe responsable de la première ligne du CISSS de cette région lorsqu’elle a été recrutée comme conseillère dans l’équipe de M. Forgues en 2023 au ministère de la Santé et des Services sociaux. Elle était elle aussi en « prêt de service ».
Elle était chargée de collaborer à la conception d’un nouveau mode de soins en première ligne. « On a construit une table de valorisation de la médecine de famille », par exemple.
Au sujet du projet de loi 106, « avec quelques médecins leaders du réseau, on a essayé d’alerter le ministre ». « On a demandé une rencontre avec lui, on l’a eue, avec le sous-ministre Daniel Paré. On a présenté un document soulignant les incohérences, les angles morts, la non-possibilité d’opérationnaliser le projet de loi 106 avec les effectifs qu’on avait ».
« Tout a été diplomatique. Mais force est de constater que juste le fait de poser des questions de clarification [faisait en sorte que] les gens étaient sur la défensive. »
Le 20 juin, le même jour que dans le cas de M. Forgues, Stéphane Bergeron « m’a congédiée, en me disant que j’étais la médecin qui avait souligné le plus d’inquiétudes à l’interne du Ministère et que mes valeurs, mes convictions allaient à l’encontre de toute évolution possible du projet de loi 106 », raconte la Dre Britton.
« J’ai été sous le choc total », laisse-t-elle tomber.
« Je n’avais pas eu de préavis, tout était conforme… Je lui ai demandé une lettre de recommandation, il m’en a écrit une. J’ai offert de faire un transfert de connaissances dans tous les dossiers malgré ce qu’on venait de me faire, mais il n’y a eu aucune suite. J’apprends à comprendre la politique, qui est un peu, même assez, méchante. »
Après 10 ans d’exercice au Québec, « et après avoir tout donné au réseau pour apporter des solutions concrètes à la population », la Dre Britton songe à retourner en Ontario, où elle a déjà exercé dans le passé. « À cause du climat délétère envers la pratique médicale. »
Québec pourrait lui barrer la route : le premier ministre François Legault a évoqué des « mesures » pour empêcher l’exode de médecins.
Quant à Martin Forgues, Santé Québec l’a rencontré l’été dernier, montrant un intérêt à le recruter. « Mais je n’ai pas eu de retour. Alors depuis le 20 juin, je suis payé et je suis chez moi. On m’a clairement dit que le fait que je sois étiqueté comme quelqu’un qui n’adhère pas à 100 % à 106, ça cause un malaise dans la haute direction de Santé Québec qui va devoir opérationnaliser [le projet de loi]. »




