Conflit à la STM | Tant que ça ne saigne pas…

Dire que la STM traverse une période turbulente en matière de relations de travail est peu dire : trois de ses syndicats ont des mandats de grève, soit les professionnels, les employés d’entretien ainsi que les chauffeurs d’autobus et de métro.
Publié à 6 h 00
Samedi dernier, deux de ces syndicats (les employés d’entretien et les chauffeurs) ont exercé leur droit de grève. Résultat : pas d’autobus, pas de métro pendant toute une journée dans la deuxième ville en importance au Canada.
Pour tout le mois de novembre (ou presque), le syndicat des employés d’entretien est en grève. Résultat : du 2 au 28 novembre, l’horaire des autobus et du métro est en forme de fromage emmental : il a plein de trous. Le service est assuré huit heures par jour, en trois plages (matin, après-midi, fin de soirée).
That’s it.
Depuis, la ville est aux abois1. Des milliers de personnes sont affectées par ce conflit de travail interminable2, parmi les moins choyées. Des milliers de personnes doivent se débrouiller pour navetter vers le travail, l’école, les banques alimentaires, l’hôpital.
Des RPA fonctionnent à service réduit parce que leurs employés ne peuvent pas se présenter au travail. Des gagne-petit sont obligés de dépenser des dollars qu’ils n’ont pas en taxi et en Uber pour aller à l’école, pour aller travailler. Des banques alimentaires notent une baisse de la fréquentation, et ce n’est pas parce que la faim recule : les bénéficiaires ne peuvent plus s’y rendre en aussi grand nombre depuis la grève.
Bref, il y a mille et un drames silencieux qui se jouent chez ceux qui utilisent le métro et l’autobus de la STM, des tragédies personnelles et intimes sous forme de dilemmes épouvantables : aujourd’hui, je fais l’épicerie ou je paie un Uber pour aller au travail ?
Deux décisions récentes du Tribunal administratif du travail (TAT) – Division des services essentiels ont encadré le recours à la grève des syndiqués de la STM.
D’abord, le 29 octobre, le juge administratif François Beaubien a balisé la grève des employés d’entretien qui dure l’essentiel du mois de novembre, celle qui fait que le service de métro et d’autobus n’est offert que trois fois par jour.
Ensuite, le 30 octobre, la juge administrative Maude Pepin Hallé a balisé la grève des chauffeurs d’autobus et de métro du samedi 1er novembre.
Dans les deux cas, il s’agit de décisions fouillées, argumentées, qui s’appuient sur des décisions de tribunaux, jusqu’à la Cour suprême.
La décision de la juge Pepin Hallé a été accueillie dans certains cercles avec suspicion, en citant ses états de service : c’est une ancienne avocate de la CSN. Ceci expliquant cela, m’a-t-on expliqué dans des courriels fielleux, une avocate de la CSN a donc favorisé les camarades syndiqués du SCFP…
Le hic, avec cette conclusion, c’est que son collègue Beaubien a, lui, fait carrière pour des parties patronales. Et il en arrive essentiellement aux mêmes conclusions, en citant la même jurisprudence, dont le fameux arrêt Saskatchewan de la Cour suprême.
Les juges Beaubien et Pepin Hallé rappellent que le droit de grève se bute à un principe suprême : il ne doit pas menacer la sécurité et la santé du public.
Je lisais ces décisions et je me suis dit : d’un point de vue purement et uniquement juridique, c’est inattaquable.
Je cite la juge Pepin Hallé3, s’apprêtant à citer un arrêt de la Cour suprême : Les inconvénients subis par la population qui ne mettent pas en danger sa santé ou sa sécurité constituent l’apanage du rapport de force. Les perturbations ont pour objet de faire pression pour faire infléchir l’employeur et obtenir un règlement de leurs conditions de travail. En fait, comme la Cour suprême du Canada l’énonce et quoique cela puisse sembler antinomique, la protection du droit de grève – soit le « conflit » de travail – est essentielle au maintien de la « paix industrielle ».
Je cite le juge Beaubien4 : Le Tribunal est conscient que la grève annoncée par le syndicat causera des inconvénients importants aux usagers du transport en commun. Toutefois, « [c’est] le propre de la grève d’infléchir l’opinion publique et de déranger ». Le Tribunal doit « distinguer le désagrément occasionné par la grève du danger pour la santé ou la sécurité publique. Ce danger doit être réel. Les simples craintes ou appréhensions ne peuvent suffire à neutraliser ou amoindrir le droit de grève ».
D’un point de vue uniquement et purement juridique, ces raisonnements sont d’une logique absolument implacable. Dans le grand ordre des choses, à 35 000 pieds d’altitude, c’est un raisonnement formidable.
D’un point de vue humain, c’est une autre affaire : loin des cieux éthérés de la théorie, le conflit à la STM affecte très intimement, très concrètement et très douloureusement des centaines de milliers de personnes.
Leur « sécurité » est-elle affectée ?
Ça dépend de ce qu’on entend : pas au sens où une grève des policiers affecterait la « sécurité » des Montréalais.
Leur « santé » est-elle affectée ?
Pas au sens où une grève des médecins affecterait la « santé » des Montréalais.
Mais la santé financière de milliers de petits salariés, de milliers de PME, d’OBNL et d’évènements culturels, l’est affectée.
Et la sécurité alimentaire de gens qui doivent renoncer à certains quarts de travail l’est aussi, affectée. La sécurité alimentaire de pauvres qui ont besoin de banques alimentaires où ils ne peuvent se rendre en voiture l’est aussi, affectée.
Mais pour le droit, si ça ne saigne pas, la sécurité et la santé des gens ne sont pas outrancièrement affectées. C’est une vision étroite de la santé et de la sécurité du public. Une vision parfaitement… théorique.
Encore une fois, le droit n’est pas la justice. L’injustice est faite ici aux milliers de Montréalais qui souffrent sans saigner de ce conflit à la STM. Mais le syndicat dit que c’est un mal nécessaire, pour le bien de tous.
Le cadre juridique qui permet ces grèves se fout complètement des gagne-petit qui souffrent d’un conflit où des avocats bien payés plaident au nom de syndiqués bien payés et de patrons très bien payés devant des juges administratifs très bien payés…
Autant de gens qui ont les moyens de se payer un Uber pour aller travailler si la STM est en grève. Contrairement à ceux qui n’ont pas de solution de rechange aux transports en commun.
Les pauvres ?
Ils peuvent se consoler avec ce principe formidable du droit de grève comme garant de la « paix industrielle ». Ce principe se mange avec du ketchup, paraît-il.
Qu’on ne s’étonne pas, devant la cécité du droit, qu’un ministre ait décidé un jour de créer un mécanisme qui va prendre en compte l’impact sur le public d’un conflit de travail, pour en régler certains.
C’est ce qu’a fait Jean Boulet, ministre du Travail du Québec avec la loi 89, loi qui n’entre en vigueur qu’à la fin novembre.
1.Écoutez une entrevue avec Jean-Sébastien Patrice, directeur général de l’organisme Multi-CAF
2. Lisez « Arrêt de travail de la STM : une grève qui frappe “les plus vulnérables des vulnérables” »
3. Lisez la décision de la juge Maude Pepin Hallé
4. Lisez la décision du juge François Beaubien



